Vertige et virtuosité. Mélancolie et mélodie. L’oreille absolue chez l’écrivain Pascal Quignard.

On sait que s’il existe en théorie des passerelles entre les arts, que ce soit par le biais de la métaphore, du discours théorique ou même de la pratique, celles-ci sont rendues tout au plus virtuelles dès que l’on examine l’œuvre et la personnalité des spécialistes qui ont excellé dans chacun d’entre eux ; on trouvera des musiciens virtuoses, des écrivains de génie, des maîtres en peinture, des Pygmalions en sculpture… Mais peu, très peu, à travers la quête artistique qu’ils ont menée dans leur domaine de prédilection, se sont attachés leur vie durant à valoriser ou à participer à l’évolution d’un autre art majeur que le leur. En somme, ont pratiqué l’interdisciplinarité dans le but de conjuguer leur talent inné, un savoir-faire technique naturel, avec leur passion de cœur inaccessible directement ; soit parce que le don leur en a été refusé, soit parce qu’ils en admirent surtout l’esthétique.

De tête, nous voyons bien quelques noms… et ils sont tous écrivains. Citons : Émile Zola, Irvin Yalom et Pascal Quignard.

La littérature est le seul art (plus encore si l’on englobe sa cousine la philosophie) qui participe activement à la compréhension, la valorisation, la réflexion et l’évolution des pratiques dans les disciplines qui lui sont étrangères. Elle peut aborder tous les sujets dans les moindres détails. La littérature, car elle n’est pas figurative contrairement aux autres arts, a donc cette faculté qui dans la vie n’appartient qu’aux personnes extrêmement valeureuses : la discrétion, la capacité d’effacement total au bénéfice de l’intérêt de quelqu’un autre… Ce qui constitue, il me semble, la définition la plus juste de l’amour. Voici pourquoi écrire est intimement un acte d’amour. Rien d’étonnant à cela, cependant, quand on songe combien elle exige de donner de sa personne avant de parvenir à un moindre résultat. Par conséquent, elle libère le champ d’expression à la virtuosité de l’artiste, lequel, par sa sensibilité particulière, peut avoir une attirance spéciale — ou se saisir de la métaphore que lui offre un autre art, ce qui est encore une chose différente — pour d’autres domaines artistiques que celui qu’il pratique, c’est-à-dire l’écriture. En matière d’expression, d’ailleurs, on peut dire que les adeptes du beau jeu sont au sport ce que les admirateurs des belles lettres sont à la littérature : celle-ci cultive avec désintéressement le plaisir esthétique de l’évocation, elle a la faculté de recréer une atmosphère, un mouvement même, par là de faire sentir le parfum de ce qui lui est à la fois radicalement autre et intimement proche, notamment les arts qui constituent ses quatre principaux concurrents : la peinture, le cinéma, la musique et la sculpture. Notons qu’un domaine lui refuse encore ses lettres de noblesse… le sport. Sans doute parce que là où tout n’est que mouvements en surface elle se retrouve très vite submergée, alors qu’elle se plaît justement à le décrire, ce mouvement, dans son état pur, à la source, au niveau de la conscience. Mais elle se révèle trop contemplative et trop peu maniable pour saisir l’instantanéité de ce qui est bref. De plus, elle possède une arme qui n’a pas encore été calibrée pour fonctionner avec le sport — si tant est qu’on admette cette discipline dans la catégorie des arts —, mais dont elle use à propos pour la peinture, la musique ou la sculpture ou le cinéma : la métaphore. La toute-puissance de la littérature, c’est justement d’être plus qu’elle-même, de rendre le lecteur capable, non seulement de vivre, mais de sentir par le biais de toutes les forces en présence qu’il est capable de mobiliser, l’émotion particulière que lui procure un autre art… A cet égard, la littérature est l’art universel par excellence, dans la mesure où elle offre de vivre en son sein la plus grande diversité d’expériences possibles dans une palette d’activités très large.

A contrario, que peut nous dire, par exemple, de la littérature ou l’écriture ou la lecture le célèbre tableau La Liseuse de Vermeer ? Ou bien la même Liseuse de Fragonard ? Il faudrait effectuer une lecture d’image très poussée pour apprendre quelque chose sur ces thèmes, et encore, ces intuitions seraient déterminées par l’interprétation subjective plus que par l’expressivité picturale…

De la même façon, que nous dit Le Penseur de Rodin sur la philosophie ou les sciences ? Etc., etc.,…

De manière générale, faisons l’observation suivante : l’écriture est une pratique si profonde en soi que l’écrivain ne peut se contenter de se définir à travers elle, il a toujours besoin de se créer une identité (au moins) double pour se distinguer, s’affirmer, au point que cette facette secondaire de sa sensibilité finit par caractériser sa personnalité, son talent, lui donner une couleur, une texture, une forme, un champ d’expression. L’écrivain à plein temps est toujours amateur de quelque chose d’autre que la littérature, ou possède une passion annexe à laquelle il se voue corps et âme à travers l’écriture.

Zweig était écrivain et amoureux. Balzac, s’il avait plusieurs figures (ce qui fait d’ailleurs son génie), était tour à tour écrivain et sociologue, écrivain et peintre, écrivain et historien, écrivain et philosophe. Zola était écrivain et médecin, écrivain et scientifique généticien. Tolkien était écrivain et barde fabuliste, sa prose est une linguistique de l’écriture. Flaubert, écrivain et historien démonique. Henri Thomas, un écrivain-poète. Yalom est écrivain et psychologue. Amélie Nothomb, par exemple, a solutionné ce problème, c’est là son génie : elle est écrivain et Amélie Nothomb, écrivain et son personnage d’auteur.

Pascal Quignard, lui, est écrivain et musicien.

 

Or, ce qui est particulièrement intéressant, et qui fait du Salon du Wurtemberg une œuvre classique et monumentale à nos yeux, c’est que le problème de l’interdisciplinarité en art, et notamment en littérature ­­— qui, nous l’avons dit, est lié à une problématique identitaire — est traité dans ce roman à travers la thématique du biculturalisme. Dans les deux cas, il s’agit d’un problème lié à la conjugaison de deux modes d’expression qui s’excluent, rivalisent, sont antipathiques l’un à l’autre. Nous allons y revenir un peu plus loin.

En premier lieu, il conviendrait d’évoquer son roman Tous les matins du monde qui a fait sa renommée grâce, disons-le tout net, à son adaptation cinématographique (par Alain Corneau) et notamment sa distribution exceptionnelle : Gérard Depardieu et son fils, Guillaume Depardieu, Jean-Pierre Marielle, Caroline Silhol, Michel Bouquet, Myriam Boyer… ce qui lui a permis d’être au programme du Baccalauréat des séries L en 2011. Mais on sait moins que ce récit est lui-même une adaptation inspirée de son précédent roman-essai, La leçon de musique (1987, Gallimard). Elle-même succède à un texte antérieur et moins connu encore que nous nous proposons d’aborder ici : Le Salon du Wurtemberg (1986, Gallimard).

Ce roman n’est pas exactement une monographie, encore moins un récit typique du genre. Ce qui nous intéresse, c’est qu’il donne un point de vue moderne sur ce que peut être le roman classique contemporain. On y suit les tribulations psychopathologiques du personnage narrateur Charles Chenogne qui est, à l’image de Quinard, un musicien dilettante passionné, qui fait fructifier son talent en écrivant des articles pour des revues spécialisées, traduisant des ouvrages biographiques sur des grands compositeurs, tombant amoureux de la compagne de son meilleur ami (lui aussi musicien), Florent Seinecé, avec lequel il entretient une relation ambiguë en raison de leur admiration fusionnelle et réciproque, au point d’en faire une sorte de double énigmatique ­— et enfin en héritant de la demeure familiale située à Bergheim… Tout cela raconté au fil de la plume à travers des allers-retours dans le passé de ce personnage chez qui la mélancolie rime toujours avec la mélodie, et inversement. Plus précisément, la mélancolie est chez ce personnage cet état psychique qui génère une émotion, laquelle est immédiatement transcrite en mélodie. Le texte du Salon du Wurtemberg fait paraître à cet égard, comme pour nous mettre sur la voie de cette découverte, de nombreux essais ratés. Ce sont des comptines ou des berceuses, des vers sans queue ni tête qui ont la particularité de saisir dans la brièveté de l’instant une émotion ressentie. En cela elles ressemblent beaucoup au départ d’une mélodie que se fredonnerait un musicien pour s’inspirer de l’air, s’insuffler de l’inspiration. Ou bien au travail tantôt d’invocation tantôt d’évocation d’un poète qui chercherait à la puiser dans le réel autour de lui.

« Coquille, bourdon,

Tante et feuille et meuille,

Clou. »

 

« Arrege harrige

Serege sirige

Ripeti Pipeti

Knoll. »

 

« A la fontaine Barbidaine

Dans le vallon Barboton… »

 

« Sancta Femina Godasse

Cacacaramaribo

Villes principales Cayenne

Et Paramaribo. »

Il y aurait également tant à dire sur les détournements involontaires d’expressions toutes faites d’Ibelle (Isabelle)… Car cette corruption du lieu commun ou falsification du sens incarne la fausse note créatrice de son, d’originalité au départ de la mélodie. Cela, cette rupture hautement poétique, matérialise en littérature le point de commencement de la création en composition musicale.

Mais parmi les thèmes centraux abordés dans ce texte, on retrouve justement la difficulté de la construction identitaire du personnage, très marqué par l’abandon de sa mère dans son jeune âge qui stigmatise un autre problème : la double culture, française par sa mère, allemande par son père, de ce petit garçon originaire d’Alsace, et plus précisément d’une commune du Haut-Rhin nommée Bergheim, située à quelques kilomètres de la frontière allemande. Il en résulte que la problématique dominante pour ce personnage c’est son besoin d’amour frustré, sa fêlure sentimentale engendrée par la froideur des liens avec ses parents et la tendresse dont il a toujours manqué.

« Et aussi bien cet espèce d’embarras qu’il me semble avoir toujours, de mauvaise conscience, de détresse, de mauvaise foi, de faute, était sans nul doute comparable à cette faute qu’il y avait à parler allemand en présence de maman et à cette honte de la langue française où mes condisciples me plongeaient en me montrant du doigt, à l’instar d’un occupant, d’un voleur, d’un affameur. Toute Ithaque m’est refusée. Je ne puis aborder ni aux rives de la Jagst ni aux rives de la Seine. Je travaille tant pour me faire pardonner cette faute de n’être pas là où il me faudrait être — passant, emberlificotant, transigeant, transitant, traduisant de l’allemand en français, ou de l’anglais en français, faisant le passeur, l’espion, le traître qui cherche, par des procédés qui prouvent plutôt la trahison qu’ils ne la démentent, à se faire absoudre. C’est ainsi que j’ai traduit une vingtaine de biographies […] — je ne lâchais rien. Je devenais assez riche ».

Et maintenant, faisons silence. Écoutons. Pour preuve de ce que nous avançons, voici l’extrait d’une page de littérature absolue :

« On arrivait par l’intérieur et c’est tellement notre sort. Je songe qu’il y avait dans le nom même de Règneville une difficulté qui était propre aux cinq enfants de Bergheim : enfants à deux langues, c’est-à-dire enfants dédiés à quatre oreilles, à deux amours, c’est-à-dire sans amour, c’est-à-dire sans langue. Nom dont la forme nous avait attirés tout d’abord comme “Règneville”, nous obligeant ensuite à changer de prononciation et à passer du règne — de l’enfance peut-être, la plus lointaine qui soit — à la leçon suprême et universelle qui consiste à le renier, et à le renier — “Règneville-sur-Mer” — au-dessus des flots, au-dessus de la mer, au risque de couler. Tous les cinq nous parvenions à faire sortir et à soustraire sans fin, enfants ou adolescents, dans le nom même du village où nous passions chaque année nos vacances le conflit terrible de ce qui reniait et régnait face à la mer, face à l’abandon de notre mère — face à l’embouchure de la “Sienne” ».

La surdité des sons par-dessus l’absurdité du sens. Cette mer de souffrance au-dessus de laquelle il faut hisser sa douleur sans hausser le ton mais au contraire en devenant presque atone, silencieux, jusqu’au démantèlement de la voix, sa désintégration dans l’absolu infini.

Pascal Quignard dans cette page du Salon de Wurtemberg réussit, comme dans l’art de l’autoportrait, à se peindre lui-même à côté de lui en train de se peindre. La prouesse ne se situe pas tant dans le geste — la mise en abyme —, dans la technique, mais dans le travail d’observation minutieuse des détails, d’autoanalyse. « Nom dont la forme nous avait attirés tout d’abord comme “Règneville” », il fait passer sous le régime de la littérature, la fiction, ce qui est en réalité une transcription de son propre rapport à la chose littéraire.

Pourquoi y a-t-il dans cet extrait quelque chose de pur ?

Tout d’abord, l’inspiration littéraire lui vient, depuis les tréfonds de l’enfance de son personnage, « la plus lointaine qui soit », de l’oreille interne : de la façon dont les noms propres se sont durablement gravés dans sa mémoire, ainsi que si chacune de ces entités de la langue source de « difficultés » était une pierre dont l’aspérité anguleuse avait cogné sa mémoire… La petite trace de craie, la légère marque calcaire en apparence, s’est incrustée durablement sur la paroi pariétale de cette mémoire qui a la faculté d’absorber, d’emmagasiner les chocs sans jamais les rendre. De cette rêverie syllogique sur les noms propres « Règneville », « Règneville-sur-Mer », « Sienne » découle la symphonie faite de jeux de mots, de calembours, d’associations d’idées qui se ponctue par cette théâtrale et pénétrante analyse qui fait toute la lumière sur les nœuds et les démêlés intriqués de l’enfance, période de la conscience dont chaque être garde un souvenir assombri de soi-même :

« Tous les cinq nous parvenions à faire sortir et à soustraire sans fin, enfants ou adolescents, dans le nom même du village où nous passions chaque année nos vacances le conflit terrible de ce qui reniait et régnait face à la mer, face à l’abandon de notre mère — face à l’embouchure de la “Sienne” ».

Rien d’étonnant, donc, à ce que Charles Chenogne renie une fois de plus le magistral morceau de littérature qu’il vient de composer, comme s’il cherchait à se ressaisir après avoir tangué, après le déséquilibre que lui a causé son oreille interne. Parvenu sur la ligne de seuil de ce paragraphe, pris d’un vertige, il se retourne pour se claquer la porte au nez, déclarant que ce n’est là (tout son art) qu’un « jeu de puzzle sonore compliqué et puéril ». Parfois, comme ici, Pascal Quignard en personne, en chef d’orchestre intraitable, n’hésite pas à fendre la croûte du papier pour passer la tête. Sans doute cette intervention critique de mauvaise humeur et de mauvaise foi trahit-elle en réalité sa propre émotion intérieure envers ce qu’il vient d’extraire de ses tripes, d’arracher à ses cordes vocales — et comment pourrait-il en être autrement ? On voit alors reparaître Quignard dans l’un de ses costumes de prédilection, la tenue de janséniste de l’austère — mais tout aussi virtuose — monsieur de Sainte-Colombe de l’abbaye de Port-Royal dont il sublime l’authentique admiration qu’il voue à ce personnage dans le roman Tous les matins du monde à travers la quête de l’apprenti musicien Marin Marais.

 

Le vertige mélancolique, l’effet de décentrement de soi est à l’origine de l’accès de virtuosité, cela vient d’être démontré ; encore faut-il posséder l’organe qui permette de retranscrire le sentiment de mélancolie éprouvé en mélodie littéraire (à travers le jeu conceptuel sur les noms propres) puis en prose. C’est cela l’oreille absolue de Quignard. Sa faculté à capter l’émotion, la dénombrer, l’isoler du reste, du brouhaha des pensées (les siennes et celles du monde), la convertir en chant dans son tympan, ce qui nécessite de concentrer toute l’énergie dans cet organe avant de la libérer sous l’impulsion de l’inspiration littéraire pour produire de la matière textuelle, de la toile, une gravure de marbre dans le marbre.

Voici donc ce qui fait, pensons-nous, de Pascal Quignard un peu plus qu’un écrivain féru de musique ; un écrivain-musicien, un artiste qui fait davantage que vivre sa passion pour la musique par procuration à travers l’écriture… Quignard joue un peu de ses instruments à lui, aussi, à sa façon, en écrivant…

3 Replies to “Vertige et virtuosité. Mélancolie et mélodie. L’oreille absolue chez l’écrivain Pascal Quignard.”

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