THOMAS, ou l’esprit de résistance historique

Il est aisé pour l’esprit moderne confortablement installé dans son temps de rejeter à distance toute certitude concernant la réalité des époques qui ont précédé la sienne ; il lui suffit d’attraper la télécommande et de zapper sur un documentaire montrant des images d’archives en noir et blanc ou de prendre un roman épais, un classique, et de tomber à la page où il est fait mention de Louis Philippe, sous la Restauration. Il semble toujours que par le passé les choses dussent être radicalement différentes de celles que nous connaissons, nous, alors même qu’elles nous paraissent prendre corps dans toute l’essence de leur réalité à présent. Cela s’explique en grande partie par l’effet de rupture chronologique ou la fêlure mentale narcissique qu’engendre l’incapacité à atteindre par le biais d’une expérience directe la réalité supposée étrangère d’un autre temps. À cet égard le reflet que nous renvoie le miroir du futur, temps où tout est possible, lorsqu’on s’y projette, est beaucoup plus rassurant car il nous autorise à croire que dès maintenant nous avons une emprise sur l’avenir du monde, ou que nous y participons. Par conséquent, il y a dans l’univers que renferme chaque époque révolue une Pompéi recouverte sous les scories et les cendres du Vésuve.

Néanmoins, s’il y a une vérité que le pinceau de l’archéologue découvrirait certainement en exhumant un pan infime de cette vaste réalité en ruines, c’est qu’il n’existait pas d’intersection de rue, dans les années 1950 environ, dont l’angle eut précipité la rencontre de deux homologues homonymes, aussi atypiques l’un que l’autre à mesure que l’exposition de leur plume d’écrivain les gardait anonymes : Henri et Édith Thomas.

Les vieilles serres féodales et les racines de la France moyenâgeuse s’enfoncent si profondément sous l’écorce de son territoire que le cas est loin d’être isolé, il n’est pas même assez remarquable pour en faire une sérieuse anecdote : il n’y a aucun lien de parenté entre les auteurs que nous allons évoquer, pas même un germe d’amitié entre eux. Pris dans les remous d’un siècle houleux, heurté et frappé de plein fouet par la guerre, et bien qu’ils vécussent tous deux à Paris au cœur de leur carrière, ils se sont ratés. Pas leurs âmes, qui ne purent s’empêcher de se ressembler. Il est temps de le leur dire, de rafraîchir leur mémoire en défrichant et en éclairant en même temps la nôtre en convoquant leur souvenir. Consultons le documentaliste et le bibliothécaire, intriguons leur esprit méticuleux en balançant ce genre de phrase : « Je cherche un auteur nommé Thomas, avez-vous quelqu’un de ce nom en rayon ? », puis, à la manière du Figaro de Marivaux, cachons-nous dans un coin pour assister à leur rencontre par l’entremise de l’archiviste appelé en renfort.

Le moins que l’on puisse dire c’est que l’alchimie n’est pas immédiate. Aussi, quel n’est pas notre amusement de les voir se regarder en chien de faïence au premier abord, l’air aussi désemparés que peuvent l’être deux personnes réunies au même endroit, portant le même nom, lorsqu’elles découvrent qu’elles ont de plus nombreux points communs qu’elles ne l’auraient jamais imaginé et constatent cependant à quel point elles ignorent tout de l’autre, dans une relativement douce sensation d’indifférence. Pourtant, profitant de la poignée de main cordiale qu’ils échangent (le contact humain n’a jamais été le fort des écrivains, ce n’est donc pas une légende ; aucun tact : ils en sont) pour inspecter leur visage sous toutes les coutures, nul besoin d’être propriétaire d’une boutique de la rue de Savile Row à Londres pour déceler, sous chaque trait, l’indice d’une ressemblance qui se devine plus qu’elle ne se décèle… Il s’agit non pas d’une marque de fabrique dont leur travail d’auteur leur eut poinçonné la figure, ni précisément de ce que l’on appelle avoir la « gueule de l’emploi », cela n’a rien à voir avec leur physionomie générale en vérité, mais un air… comment dire… un air, oui, « de famille » existe bien entre eux. Oh, certes, un petit effort de conceptualisation est nécessaire. « À force de ne croire que ce que l’on voit, on finit par ne plus voir ce en quoi l’on croit », diraient probablement en chœur les Thomas à l’appui de leur saint, avec cette parole simple pleine de leur sage expérience de mortels à laquelle on a ajouté une pincée de révélation démonique, semble-t-il, et qui caractérisait leur esprit. La biologie n’a donc rien à voir avec tout cela, c’est de généalogie qu’il s’agit. Du moins, une certaine branche de la généalogie ; un magnifique bois flotté… Exotique, lui aussi, comme l’oiseau des îles qui s’y posait pour faire retentir de sa gorge caverneuse une voix flûtée, hymne du labyrinthe de Pan dans lequel nous passons notre vie à trainer nos savates. Cette branche dans laquelle, par miracle, a été taillée l’étagère sur laquelle se tiennent côte à côte nos deux auteurs !

   Elle est une réincarnation de l’auteur de La mare au Diable, George Sand la charismatique, l’impérieuse, l’inébranlable, la femme impossible à domestiquer. La chemise blanche et les bretelles ou le gilet de costume bleu marine attachés au prénom Georges eurent d’ailleurs admirablement sied à la mère réservée d’une génération de garçonnes, enfants terribles des Trente Glorieuses ­— ses héritières. Lui a du chiffonnier (voir son roman Le Croc des Chiffonniers, Gallimard, 1985) ce que les intellectuels vraiment intéressants de ce siècle empêtré dans la misère noire de la guerre, jusqu’aux années 60 à peu près, ont du ramoneur de cheminée, du plombier ou du chat de gouttière mouillé : une sorte de figure évoluée du poète maudit du XIXe siècle. Mais voici qu’arbitrairement rapprochés sur les rayonnages poussiéreux de la bibliothèque d’après le classement alphabétique de l’archiviste, tels deux plumitifs d’une espèce rare et que l’on suppose disparue exposés dans la même vitrine du musée ornithologique, ces deux personnages nous apparaissent dans la pleine force de ce que fut leur existence, un air de vertu se soustrait à leur rictus, leurs yeux brillent d’intelligence : la même riche étoffe semble avoir été jetée sur leurs épaules tandis qu’un halo de bienveillance couronne leur tête. Et, pure coïncidence : ils portent le même nom.

Édith et Henri Thomas appartiennent à la famille — la seule peut-être qui fut jamais ? — la seule sans doute qui puisse être et se ressentir comme telle : la communauté des exclus, des confédérés, des oubliés, des mal-aimés d’un groupe plus large… La famille des sans-abris, la famille des animaux. Tous ses membres se rassemblent autour de la commune réjection de la postérité à l’égard de leur œuvre, comme en somme de leur personnalité. Edith Thomas… fille, petite-fille et arrière-petite-fille de la petite-bourgeoisie française ; ses joues ont rougi plus vite et plus intensément que celles du prolétaire de souche et, pour ainsi dire, elles sont demeurées plus éclatantes de vertu que les traces que laisse la santé sur le corps le plus sain, avant que tout tourne au vinaigre. Henri Thomas, l’admirateur inconditionnel de Rimbaud, lui que l’on a sans cesse envie d’interpeller « Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! » par les vers de Whitman, est le plus scrupuleux des chiffonniers ; il se bat sans relâche contre l’ignorance dans lequel le tient la vie, les troubles intellectuels, la perversité et les faux pas moraux qu’elle le pousse à commettre lui aussi. Ainsi la « Postérité Patriarcale » toute-puissante, cette suprématie de l’Esprit sur Terre qui n’est pas même Dieu mais ose en quelque sorte lui couper l’herbe sous le pied, en a-t-elle décidé ; ainsi la volonté des fossoyeurs du cimetière des artistes, le « Père-Lachaise », a-t-elle été accomplie — car célèbre ou non on ne dispose jamais soi-même de l’endroit où l’on demeure obscurément enfoui, corps et âme, et qu’au Panthéon de la littérature les stèles de marbre connaissent des fortunes aussi hasardeuses que les livres dans les librairies : les unes continuellement entretenues, lavées des feuilles mortes en automne, reçoivent leur gerbe de fleur annuelle au printemps, les autres régulièrement honorées, conformément à la promesse du titre du chef-d’œuvre de Gary, J’irai cracher sur vos tombes, par des flots de commentaires élogieux ou des salves de critiques rageuses, et enfin, toutes les autres : ceux et celles dont a moulé la sépulture dans un plâtre d’oubli, un béton d’indifférence, chargés de les ensevelir. Mais surface ils reparaissent ! Surprise, ils résistent ! Jusqu’à présent les Thomas étaient de cette dernière catégorie, de ceux qui goûtent la paix ultime avec abandon, assiduité et lâcher-prise, de ceux dont la vie bien remplie, disent les bouddhistes, laisse le vide de leur mort derrière eux, enraye le manège de la roue du Temps infini. Si leurs os continuent d’être rongés, c’est un ver qui s’en charge à leur place. Nous le retrouverons dans notre pomme, si elle est saine. C’est particulièrement vrai de celle qui avait fait de sa devise : « Malgré Tout ».

 

Au premier coup d’œil l’observateur identifiera qu’il s’agit de deux individus de sexe opposé isolés sur leur branche. Assez pour fonder une espèce, donc. Alors que les années de reconstruction postérieures à la guerre, puis très vite à celle d’Algérie, voient naître des figures tutélaires, adoubées par l’opinion publique dans le sillage du mythe gaulliste de la résistance ; pensons par exemple, au hasard, au poète René Char, sorte d’antithèse de Céline — alors que chacun, au fond, accomplit le même travail obscur d’écriture post-traumatique dans la caverne de ses songes, par-delà la cavité orbitaire de son œil —, alors que l’on remet au goût du jour les qualités de l’homme d’action baigné dans le sacro-saint journalisme qui pourfend l’injustice au nom de l’intérêt de tous et de chacun pour protéger son carré de démocratie, eux se distinguent par la relative passivité de leur implication physique dans les épreuves auquel le monde fait face, pour ne pas dire une certaine inadaptation ; mieux on apprend à les connaître, d’ailleurs, plus on mesure la profondeur et la gravité de leur décalage par rapport à l’époque contemporaine, mais cela reste invisible à l’œil non averti grâce à un engagement moral d’une intensité exceptionnelle, un investissement intellectuel de tous les instants dans les événements qui règlent la marche du monde. Comme s’ils avaient fait foi de s’inscrire en faux contre deux pièges tout aussi diaboliques de leur époque : le martèlement des pavés sous les bottes et le bruit feutré des pantoufles sur la moquette.

 

Au début des années 40, à l’époque où Henri Thomas (1912-1993) est mobilisé sur le front de l’Est, la figure du héros semble déjà un mythe déjà éculé, sinon un mirage chimérique, vulgaire, ostentatoire, dont il convient pour cet athée de détourner le regard presque religieusement. Le mysticisme n’est point à chercher là chez Thomas. On retrace l’histoire de cette pensée tant dans sa correspondance (Choix de lettres : 1923-1993, Gallimard) que dans les carnets que le jeune homme tient quotidiennement (Carnets 1934-1948 « Si tu ne désensables pas ta vie chaque jour », Broché). Le soldat a beau s’exposer à son corps défendant en première ligne face au danger, l’être, le poète ne brigue aucune distinction au tableau des médailles ; son intelligence d’avant-garde le place d’ailleurs tellement en avance sur son temps qu’il se situerait à cet égard déjà dans la veine des esprits postmodernistes caractérisés par un penchant cynique pour le défaitisme et surtout farouchement en rébellion contre l’esprit d’héroïsme.

Ce n’est pas que Thomas méprise l’audace du héros, parfois son sens du sacrifice, rarement la gloire dont l’auréolent ses congénères. D’autres, alors, prétendraient savoir qu’il le jalouse. Pour lui seulement, il s’agit de devenir un héros autrement et de changer justement l’image que l’on se fait d’un héros ; « qui m’aime me suive ! » l’entend-on encore lancer à la manière exaltée d’un Jésus-Christ, il s’agit selon lui d’un être qui se distingue avant tout d’une manière beaucoup plus morale et, peut-être, pacifique : non pas par ses coups d’éclat ponctuels, mais à travers l’ensemble de son œuvre, c’est-à-dire en offrant prise au réel tout en lui opposant une farouche et fervente résistance, autrement dit en refusant la capitulation intellectuelle contre l’emprise qu’exerce le sort, la fatalité, le destin, toute forme de déterminisme (notion qui focalise le combat) qui entrave l’homme dans sa quête de liberté physique et spirituelle. C’est cela sa résistance. Et elle est historique car elle s’inscrit en défaut contre l’effet d’inertie qui modèle les esprits de son temps, les pousse dans le sens linéaire de l’actualité qui influence l’à venir, détermine l’avenir. C’est d’ailleurs précisément ce dont témoigne l’ensemble de son œuvre littéraire, si mal connue — voire carrément ignorée — jugée si complexe, à juste titre, par les rares connaisseurs qui peuvent se targuer d’avoir mis le nez dans un de ses romans (dont la plupart des titres sont introuvables, les éditions épuisées). Pour illustrer notre propos, songeons par exemple au roman Une saison volée (Gallimard, 1986) dans lequel Thomas revisite entièrement la réalité d’une véritable affaire qui l’a beaucoup marqué : le vol de l’édition originale d’un exemplaire d’Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud par les mystificateurs d’un groupe d’intellectuels qui se faisait appeler le Collège de Pataphysique, dont il fréquenta certains membres. Ou pensons encore au récit Le Parjure (Gallimard, 1964) qui dissèque d’un point de vue moral et éthique les accusations de perjury qui pèsent sur les épaules de son ami Paul de Man, théoricien de la littérature et professeur d’université de Baltimore (Johns-Hopkins) et Yale notamment, en lequel il trouva plus qu’un compagnon de pensée et auquel il voua un grand respect ; à sa manière, il réalise à travers ce roman un plaidoyer poignant d’empathie, magnifiquement lu et analysé par Jacques Derrida dans l’ouvrage qu’il consacre à l’œuvre et la mémoire de leur ami commun, Pour Paul de Man (retranscription d’une série de conférences aux États-Unis), dont la finalité est de rétablir la probité intellectuelle (dont l’intégrité morale dépend à ses yeux) de celui-ci en démontrant que le crime commis, en l’occurrence la polygamie, se justifie par une interprétation différente de la réalité que celle qu’en fait l’opinion publique ameutée par le scandale. Cela le disculpe donc au moment des faits de toute intention d’avoir sciemment tenté de bafouer une règle morale dont le bien-fondé constitue le socle social de la société américaine catholique, orthodoxe et protestante.

À l’image de ces œuvres dans lesquelles il aime à refaire l’histoire, non pas de la façon dont il voudrait qu’elle soit mais de la façon dont il faudrait qu’elle soit, de tout temps Henri Thomas mène sa propre résistance interne contre le réel, le monde matériel à l’entour de lui qui obstrue sa construction intime, détourne le flot naturel de sa sève, fait obstacle au développement personnel de sa conscience, et dont les manifestations tangibles de son être, ces ramifications qui donnent des prises solides au jugement d’autrui — actes verbaux ou paraverbaux, mouvements, intentions, moindre inflexion de la voix — ne sont finalement que les manifestations visibles d’une intelligence contrariée, d’une construction personnelle avortée ou accomplie par défaut. Le pouvoir de l’homme, comme la présence immuable de l’arbre, est la conséquence d’une impossibilité à se concevoir autrement, à être différemment ; c’est toujours une griffure de l’infini dans la toile unie de l’absolu.

Si l’on a donc coutume de nos jours d’associer l’écriture au concept de thérapie, on découvre à travers Thomas que c’est au détriment d’une quête beaucoup plus essentielle dont elle participe intégralement. Car avant de réparer ce qui a été détruit, avant de panser les blessures, comme on dit, l’intérêt se situe toujours dans l’offensive, en l’occurrence dans le combat que l’écrivain mène contre un réel auquel il doit apprendre à se heurter, et aimer cela, tête baissée, tel un kamikaze — s’il veut garder espoir d’entrevoir un jour de ses propres yeux le soleil de la raison. Bien que les vertus curatives de la pratique de cette activité, surtout lorsqu’elle menée conjointement à la lecture, sont indéniables, cette idée préconçue a le tort de nous faire oublier que l’écriture est avant tout l’arme la plus puissante, jusqu’ici encore jamais égalée dans l’histoire de l’humanité, conçue pour lutter aux prises avec le réel et le changer. Soldat de moindre compétence, Henri Thomas, dans sa quête opiniâtre de lucidité, était au milieu des armées grignoteuses de frontières, se disputant les territoires d’une géographie abstraite, l’élément le mieux disposé à endiguer l’avancée du mal sur tous les fronts. Il le démontrera longtemps après la fin de la guerre sur le sol de son pays, longtemps après que la construction de la Communauté Européenne autour d’un projet commun de paix et de prospérité ait vu le jour, dans ses romans d’un genre tout particulier, dont La Nuit de Londres (1956, Gallimard) et John Perkins (1960, Gallimard) consacrent les chefs-d’œuvre de la pensée déconstructionniste représentée entre autres par le philosophe français Jacques Derrida, l’universitaire belge Paul de Man, l’historien de l’art né à Saint-Étienne Georges Didi-Huberman, et qui s’inscrit dans le mouvement de décolonisation consécutif à la conférence de Bandung, en 1955, donnant naissance au « Tiers Monde ».

 

Si Henri Thomas n’échappa pas au service militaire, il eût trouvé dans son homologue féminin un idéal à ses aspirations frustrées. Par sa condition de femme déjà — et plus encore de femme bourgeoise —, tenue éloignée des combats mais non hors de portée de ses obus et de ses balles, Édith Thomas (1909-1970) traverse l’essentiel de la seconde guerre mondiale dans un établissement de cure situé sur la côte Atlantique où l’on soigne sa tuberculose. Sa condition d’infirme dans cette époque très mouvementée ne l’empêchera pas, et c’est là son tour de force, de laisser derrière elle l’un des plus remarquables journaux de guerre que notre Musée de la Résistance française compte parmi son catalogue, lequel document ne porte nul autre titre que le très sobre : Pages de journal de 1939 à 1944, comme si son auteur n’avait même pas eu l’outrecuidance de le nommer lui-même. Ces pages témoignent d’un engagement intellectuel et moral sans tache, en dépit de celle contre laquelle elle lutte quotidiennement incrustée dans ses poumons. Les inflexions si particulières de la voix de cette grande femme remontent, intactes, inaltérées, du fond du voile d’obscurité de cette période, de l’éloignement où la tient l’établissement de cure, et de la souffrance de la maladie : au point qu’elle incarne pour le lecteur quelque chose de la présence matriarcale — car qui n’a jamais eu une grand-mère atteinte de la tuberculose pendant la guerre ? — qui console en contant d’une voix douce des faits graves. Oreilles dressées derrière son poste de radio, l’esprit aux aguets pour noter et analyser les annonces officielles, puis débrouiller l’aspect officieux des enjeux de chaque déclaration de la manipulation pure et simple de la population française, elle décrypte les informations que veulent bien donner les autorités : c’est à dire « rien », « on ne sait rien », soupire-t-elle toujours sans se désespérer jamais. Le ferment de ce « rien » dans la perspicacité de son intelligence est d’ailleurs impressionnant à plus d’un égard. Les pages du cahier qui deviendra son journal lui servent à refondre toutes ces informations et les décrypter ensuite en les recoupant avec ses propres sources (écrivaine, journaliste, elle correspond parallèlement avec de nombreux intellectuels parisiens) et en ayant soin de démêler scrupuleusement le faux du vrai, et inversement. Au total, c’est un véritable travail, non de moine copiste prenant pour du pain béni tout ce qu’il entend, mais de traductrice du réel qu’elle accomplit. Voilà encore un point commun avec son homonyme Henri dont les traductions pour Gallimard, notamment de Shakespeare et de Pouchkine, sont aujourd’hui plus reconnues que ses œuvres. C’est pourquoi la valeur des écrits d’Edith Thomas, tout aussi atypiques, est si précieuse ; pourquoi aussi elle échappe à toute forme de notoriété et ne peut prétendre à une quelconque reconnaissance publique. Mais, vraiment, certains ont été capables d’écrire en s’affranchissant totalement de cette espérance, si elle n’est une ambition. Tout le suc de la littérature se trouve dans un ouvrage qui ne correspond à rien de connu.

À ce rythme-là, les premières pages sont inquiétantes : s’y dessinent les contours d’un personnage désabusé, hagard, impuissant, paniqué, bouleversé par les événements et incapable d’autre chose que de se triturer l’esprit avec le ramassis d’informations collectées chaque jour. Avec une extraordinaire franchise pourtant, un regard lucide, reparait au bout de quelques pages la combattante qui fait front de tout son être contre les fausses informations, les rumeurs colportées, les préjugés, les idées reçues, la muflerie de certain(e)s commerçant(e)s, la faiblesse ou la couardise intellectuelle…

   « Je me sens aussi tendue et angoissée que l’année dernière, lorsque la rafale passait entre La Ferté-Milon, Château-Thierry et Meaux, sur un potager plein de roses et de buis qui est pour moi le symbole tangible de la France. Mais je suis plus tendue et plus angoissée encore, car si j’attache un trop grand intérêt sentimental à un coin de terre dont je me verrais défaire sans rancune (avec un petit pincement de regret au cœur peut-être : on est bourgeois malgré tout, et sans action sur les mouvements de son cœur), je me sens engagée intellectuellement — et c’est pour moi plus important que tout — dans un gigantesque combat qui se déroule actuellement des frontières de Pologne à celles de Roumanie par tout ce que j’ai écrit, fait et pensé depuis six ans. Le communisme l’emportera-t-il sur le fascisme ? C’est autre chose qu’une allée de buis, de roses et de lys, même piétinée, malgré tout ».

   Faut-il ajouter, autrement que pour l’excuser d’employer une formule si peu élégante, que son grand amour est un « Juif International », un juif de tous les pays, intellectuel comme elle, fuyant la traque de l’antisémitisme ? Mais une fois le personnage posé, on voit se dissiper les nuages que couvait ce caractère sensiblement perturbé et l’on découvre avec plaisir l’intelligence, la réflexion, la hauteur dont est capable un tel esprit. Alors, acharnée à lutter à distance contre les fausses informations, les rumeurs, les on-dit, les préjugés colportés à travers les ondes radio comme au seuil des maisons et sur les paliers des appartements, elle nous livre le témoignage exceptionnel — parfois haut en couleur comme dans le magistral discours imaginaire qu’elle adresse Sénat et qu’elle ponctue, pleine de fausse modestie, en déclarant « Cela ou autre chose » pour dénoncer l’immobilisme auquel les querelles partisanes réduisent la politique française à un tournant de son histoire — d’une résistance intellectuelle engagée contre l’expansion de la pensée capitaliste dont le parti National-Socialiste hitlérien avait fait son fer de lance, il est bon de s’en souvenir.

 

Ainsi, à l’approche du rendez-vous du premier tour du scrutin de l’élection présidentielle de 2017, la parution de certains ouvrages littéraires et politiques a été remarquable et sensiblement remarquée. Nous pensons particulièrement au titre J’ai vu cinq présidents faire naufrage de Christine Clerc paru au mois de mars aux Éditions Robert Laffont (2017). Le titre, suffisamment explicite en lui-même, pensons-nous, nous interroge sur le fonctionnement problématique de notre démocratie dans un système libéral et capitaliste, comme si l’avènement de Macron et de sa pensée, le macronisme, achevait d’entériner une bonne fois pour toutes le pas que le pouvoir économique a pris sur l’essence même du pouvoir, le politique — même au pays des Droits de l’Homme. Il y a donc fort à penser que la source de notre devoir de résistance historique au formatage de la pensée est à puiser en des trésors de littérature encore foncièrement méconnus et dont la date de parution se situe autour de l’époque de l’avènement de la Ve république, 1958.

De quoi relancer l’intérêt véritable de la littérature dans les salons et les émissions qui sont censées en traiter, non pas seulement pour le lecteur de bouquin occasionnel, mais pour le passionné inconditionnel qui n’a de cesse d’être en quête de vérité sur son temps.

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