Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson

Qui veut la peau de Roger Rabbit ? Il était écrit que le retour au bercail de l’Enfant terrible du récit d’aventure français, Sylvain Tesson, ne pourrait pas être une banale promenade de santé, ou une cure de jouvence, ni même exactement un retour aux sources. Quelles sources ? Il n’y a jamais eu que des chemins noirs.
Que l’inconditionnel amateur (dont je me revendique) des livres de Sylvain Tesson se rassure : la personnalité du vagabond globe-trotter a survécu à la chute, au mal et aux tirs à boulets rouges de certaines langues un peu fourchues qui lui avait fait le reproche de son attitude après son grave accident survenu en 2014 – remarques désobligeantes et sacrilèges en ceci qu’elles remettaient presque en cause l’intégrité de son œuvre – mais de telles réactions nous ont finalement donné l’occasion de vérifier l’adage selon lequel, en de pareils cas, il y a plus de peur que de mal. Le vagabond n’a jamais cessé de se construire à travers les chemins détournés, les axes qui ne sont guère plus empruntés et que l’oubli rappelle peu à peu à lui… avec, évidemment, ce que cela suppose de tracas, de questionnements sur l’existence et d’ouverture sur le monde. Évidemment, nous reconnaissons à Tesson certains défauts – mais, honnêtement, ne participent-ils pas à ce qu’il a réalisé de meilleur jusqu’ici ?

Il était donc écrit que ce retour sur la terre d’origine, épicentre  en quelque sorte de toute son aventure, ne pouvait guère se placer que sous le signe de la déchirure – les livres ont parfois la grâce de révéler l’état des situations – mais pour mieux recoller les morceaux ensuite. Il fallait bien que les retrouvailles avec la terre où plongent profondément ses racines soient l’occasion d’une mise au point très claire et d’un règlement de compte avec soi-même afin, non pas d’aplanir les angles (expression qu’il aurait sans aucun doute en horreur), mais que l’on en arrive peut-être à trouver un terrain d’entente, un territoire sur lequel il soit éventuellement possible de se reconstruire sur des bases plus saines. Tel est au fond l’enjeu de ce livre. Car si l’on a pris souvent l’habitude de consoler les grands hommes inconnus en disant que nul n’est prophète en son pays, chez cet esprit de caractère ce serait plutôt le pays de naissance qui n’est pas prophète en son cœur d’homme cosmopolite. Ce livre donne donc indirectement à méditer sur des questions telles que : dans quelle mesure la France ou la « géographie du territoire hexagonal » (pour en faire une question moins politique), a-t-elle fait de Tesson ce qu’il est, l’Enfant Terrible surtout parti jusque-là réaliser ses rêves et rêver de livres à l’étranger ? Pourquoi tant de désinvolture chez un être que l’on sent pénétré, à travers l’histoire et la géographie justement, du sentiment d’unité nationale ? Toutes ces questions n’ont pour effet que de nous rappeler combien la Russie s’oppose à la France. D’autant que comme tous français moyens – formule qui ne compte pas pour un pléonasme, autant le préciser – avant de débuter cette marche Tesson avoue connaître ses terres natales davantage à partir de l’idée préconçue qu’il s’en est faite, plutôt que d’une réelle expérience de terrain.

Aussi la logique de sa démarche – et, disons-le, sa grande cohérence : c’est le pouvoir magique des œuvres – se laissent-elles  appréhender de plus en plus clairement. L’écrivain meurtri, diminué tant physiquement que moralement après son grave accident en 2014, a choisi la France, sans doute un peu contraint et forcé par son état – la Mère-patrie ! – pour suivre les pas de la guérison et, qui sait, entrer dans la voie de la rédemption. Mais pour y parvenir Tesson va se lancer dans une entreprise rare et exceptionnelle : Il va nous offrir le spectacle exceptionnel de ce que l’on appelle ni plus ni moins dans la  Nature une « mue »: procédé de lent glissement, longue maturation durant lequel l’être revient à une forme plus essentielle de lui-même, change du pareil au même, s’extrait progressivement de ses attaches, se libère de lourds oripeaux – ou l’art de changer de peau tout en restant soi-même. L’un des signes les plus révélateurs, à mon goût, de cette métamorphose – et qui est un comble pour cet ancien arachnophobe – c’est précisément d’avoir entrepris de se réfugier dans les ténèbres pour guérir, attitude on ne peut plus arachnéenne ! Or, ce qu’il y a de proprement rassurant dans cette entreprise, c’est que l’on découvre que l’écrivain ne s’est jamais menti à lui-même ni à nous, lecteurs, et cette fidélité à lui-même à cela de vertueux qu’elle témoigne d’une identité profonde ne subissant aucune perturbation: l’amoureux de la Nature, le vagabond romantique, le philosophe ludique, l’explorateur de grands paysages, le poète de la géographie et le passionné des défis physiques sont toujours là puisqu’ils étaient là hier, et qu’ils seront là demain. Quoi qu’il en soit, ce livre marque la volonté de Tesson de réaffirmer très fort ce qu’il est, ses convictions, notamment par sa volonté de soigner le mal par le mal. D’ailleurs, à l’image de cette citation

« Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire, comme disait Peguy »

qu’il commente en disant de la Loire qu’elle « appelait à sauter (cela, il ne le disait pas) » (p.121), Tesson semble avoir pris son parti du frisson. Désormais, nait la tentation de l’anéantissement, celle de succomber à l’appel du suicide remplace les sensations fortes des expériences extrêmes et semblent provoquer chez lui la même décharge d’adrénaline. Loin d’avoir pris son parti sur la vie, donc, le marcheur de L’Axe du loup semble avoir trouvé au contraire une nouvelle motivation pour continuer à la vivre, comme il l’a toujours fait, en « se foutant du futur » et en « s’obligeant du passé ». Reste à observer une remarque qui nous semble d’importance : si l’écrivain s’est retrouvé derrière le voile tendu entre lui et le monde, on peut avoir encore des doutes quant au fait qu’il ait trouvé déjà la forme du livre qui lui convient, car le livre pâtit parfois de passages de moindre intensité qui auraient peut-être pu être gérés autrement. Mais peut-être me retorquera-t-on que la faute en revient aux massifs de France qui sont eux-mêmes un peu trop plats ? (Les chemins noirs, eux, sont bien noirs). S’il est donc venu le temps de la mélancolie, faute de ne pouvoir plus grimper aux flèches des cathédrales, les circonstances méritent qu’une question soit clairement posée : À quand la première vraie œuvre de fiction, disons-le, le premier roman de Sylvain Tesson? Car cet ouvrage marquera nécessairement un tournant dans l’œuvre de ce dernier: on l’y sent inexorablement glisser un peu plus vers l’invention, obéir aux voix de ses « sirènes », apparitions ou paroles qu’il trouve sur le bord du chemin et auxquels il confère, par le génie de la narration qui lui est propre, une forme et une existence plausibles.

Entrons donc plus avant, après ces remarques générales, dans l’analyse du roman.
Comme toujours avec Tesson, il est d’abord question d’énoncer les termes d’un projet aussi fou que furieux – la traversée de l’Eurasie à « marche forcée », la vie d’ermite au fond des bois dans une cabane de Sibérie, la reconstitution historique grandeur nature (et dans les conditions climatiques) de la retraite de Russie – avant finalement qu’un side-car, des chevaux, un vélo, des douaniers chinois à la frontière mongole, des amis, des rencontres peuplent le voyage solitaire, l’enrichissent et le revalorisent différemment tout en le tempérant. De la même façon, ici, l’explorateur amoindri physiquement autant que moralement décide d’entreprendre au début un pèlerinage prenant la France « profonde » en écharpe dans une traversée diagonale du Mercantour à la Manche. Dès lors, comment ne pas songer à l’ascension du Calvaire, au chemin de croix du Christ martyre et symbole de sa résurrection? Le lecteur découvrira que dans ce voyage finalement plus riche en péripéties psychologiques que ne le sont en rebondissements certaines de ces précédentes expéditions, ne sera pas loin de nous donner raison : quels que soient les endroits du globe qu’il arpente, Tesson ne fait jamais l’économie d’un détour par l’écueil du point de non-retour.
C’est donc un Tesson d’abord compatissant avec lui-même dans la première partie, purgeant les effets négatifs de la convalescence sur le moral et l’image de soi pendant environ soixante-dix premières pages un peu moroses, avant que cela n’évolue dans la seconde partie où les vieux Démons reviennent le hanter, il reprend possession de lui-même : curieusement cela correspond à peu près au moment où il dit ne plus ressentir de douleur dans son crâne quand il souffle les braises pour attiser le feu Auprès duquel il se réchauffe (p.82)… Métaphore pour désigner l’inspiration poétique? C’est le tournant. À partir de là, notre explorateur retrouve ses aspirations: ce n’est plus la marche de guérison, c’est une entreprise de résistance contre le « dispositif » qui contrôle tout, contre l’ « Œil« qui sait tout. Pages 84-85 on atteint un paroxysme, les phases sont presque caricaturales, on se croirait immergé en plein roman de science-fiction, version Morpheus expliquant le concept de la Matrix à Néo :

« Le discours du dispositif était un dispositif. Sur les chemins noirs, nous nous enfoncions dans le silence, nous quittions le dispositif. La première forêt venue proposait une cache. Les nouvelles y étaient charmantes, presque indétectables, difficiles à moissonner : une effraie avait fait un nid dans la charpente d’un moulin, un faucon faisait feu sur le quartier général d’un rongeur, un orvet dansait entre les racines. Des choses comme cela. Elles avaient leur importance. Elles étaient négligées par le dispositif ».

Enfin la troisième partie survient, et celle-ci inaugure le retour de Tesson à lui-même. Quelques pages d’une description superbe où le flot poétique coule à nouveau, ruisselle, comme de nature (p.98) marquent cette transformation.

« Le sentiment de ne plus habiter le vaisseau terrestre avec la même grâce provenait d’une trépidations générale fondée sur l’accroissement. Il y avait eu trop de tout, soudain. Trop de production, trop de mouvement, trop d’énergies.
Dans un cerveau, cela provoquait l’épilepsie.
Dans l’Histoire, cela s’appelait la massification.
Dans une société, cela menait à la crise. » (p. 102)

Soigné après son grave accident, notamment passé entre les mains d’un addictologue comme il le confie sans honte, c’est symboliquement que Tesson reprend la route pour se guérir. S’en suit une analogie:  Tesson / campagne abandonnée de France :

« Les équarrisseurs du vieil espace français s’occupaient à recoudre le cadavre de la campagne dont ils avaient contribué au trépas » (p.105).

Alors de plus en plus, l’idée germe que, même diminué physiquement, même aigri par sa situation, Tesson va trouver une nouvelle fois la force – on ne sait comment ni où – sans doute dans un courage que l’écrivain est trop pudique pour évoquer nulle part dans ses récits d’aventure – d’assumer consciemment le discours de la nature et de prendre son parti : la marche de convalescence se transforme alors en acte de légitimation de toute son œuvre et de lui en tant que personnage central de celle-ci, par la même occasion. Désormais, cela ne fait nul doute, le lecteur le sait et sans doute Tesson lui-même le réalise-t-il aussi car l’enthousiasme le reprend, il retrouve sa voix naturelle : l’écrivain est de ceux qui auront bâti leur vie à travers leur œuvre, et réciproquement. La chose est connue des romanciers, créateurs de fiction, mais elle l’était moins des explorateurs, pour qui l’aventure prime en général sur le travail littéraire. Tesson fait exception à la règle ; Tesson fait exception à beaucoup de règles, à l’image de cette marche hors des sentiers battus qui lui ressemble finalement autant en ce qui concerne la fureur sourde de la rébellion qu’il affiche que dans la pudeur de l’écorché vif, du petit animal blessé, qui se cache pour mourir.
Dans les vingt dernières pages, Tesson se lance dans le sprint de son arrivée, organise son come-back de héros: non seulement il récupère les moyens physiques nécessaires pour écrire dans son carnet après avoir été assommé par une marche de quarante kilomètres, mais en plus il retrouve sa verve saillante, pertinente, et son sens de la formule sobre et élégant. Il peut ainsi réussir la prouesse de nous conter son itinéraire d’un point à un autre en nous abreuvant des ces petites phrases éloquentes qui agissent invariablement sur les méninges (voir pages 121 et 129, par exemple).

Cet atterrissage en douceur assure la qualité du dénouement et, à n’en pas douter, amorce le départ vers d’autres aventures toujours plus haut, toujours moins vite, toujours plus fort.

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