Le monde selon Psyché et Amour

Pendant ce temps, l’actualité sportive avait repris son cours et, bien que la saison de football n’ait pas officiellement commencé, le sort du championnat se jouait déjà entre les équipes engagées dans la compétition en raison de la période des transferts estivale qui battait son plein et voyait chaque club négocier en sous-main des plans de départs et d’arrivées de salariés au sein de leur effectif ; on parlait notamment cet été-là du Vieux-Port de Marseille qui recherchait toujours activement ce que les gens de la Cannebière appelaient le « Grantatakan », la légende du buteur promis aux supporters, ce maillot floqué du numéro neuf capable de se montrer décisif, faire gagner des matchs, remporter des titres, une vedette qui soit à la fois un arrogant personnage médiatique et un athlète exemplaire au service du collectif, ils le poétisaient comme leur mont Ste Victoire dans le paysage de garrigue, il fallait qu’il fût dégoté dans quelque lointain exotique ou sorti de quelque lointain exil, son identité aussi imprévisible qu’impensable, que l’on frissonne, que l’on se pâme de voir l’impensable se produire au Vélodrome et que l’on vibre de toutes ses forces à chaque fois qu’il aurait la balle dans les pieds ; cela, afin d’assurer la réputation de l’institution, épater la galerie — en attendant de pouvoir la remplir à nouveau de trophées pimpants neufs, et d’abandonner au passé les vieilles gloires : conscients de ces attentes, les médias travaillaient d’arrache-pied à la construction de ce mythe en étalant les rumeurs dans leurs articles ; fidèle à son outil de travail, la presse écrite s’emballait, vendait du papier, les rotatives tournaient à plein régime, tandis que les journalistes relayaient les informations par tous les canaux de diffusion, inondant de la rumeur de leurs ondes un monde vivant au ralenti, accablé de chaleur, avachi dans la paresse estivale ; Justin, Hakim, Benoît faisaient gorge chaude de toutes ces spéculations qui remplaçaient, par une sensation de picotement très ténue, l’adrénaline que procure la performance sportive, le fait de voir les joueurs suer l’eau de leur corps dans le maillot cousu des couleurs et de l’emblème de leur club, l’image du dépassement de soi, la souffrance physique, la frustration, la liesse, la déception ou l’exultation : ils comblaient l’ennui. Mais la discussion était subitement tombée dans un chaos indéfinissable, qui pouvait sembler éternel tant les trois adolescents se sentaient dans l’impasse ; chacun piquait du nez au-dessus de son verre où le fond de soda se diluait dans le jus des glaçons, chaque seconde confirmait le silence qui s’était installé et régnait entre eux, assourdissant, tant cette bulle de gêne et de vide les isolait tous les trois du brouhaha ambiant émanant des tables voisines. Justin avait eu beau faire de grands gestes quelques instants à peine auparavant, répondre avec insolence aux provocations de Hakim au sujet de son joueur préféré « Je m’en foot, moi ! », la conversation était au point mort, et le pire était sans doute que ce vide et cette gêne le braquaient plus encore (lui qui préparait l’examen du permis de conduire) dans le silence renfrogné qu’il observait, tête baissée, yeux rivés sur sa consommation à présent consommée, depuis que Hakim avait cessé de le harceler ; impuissant, Benoît le fixait d’un air qui disait « il se passe trop de choses, il y a trop de bruit, trop d’informations nous arrivent en même temps, comment pourrions-nous trouver les mots pour discuter encore ? C’est la faute de ce monde et des médias » ; cet air compatissant laissait entrevoir la pitié qu’il éprouvait pour lui-même ; les débats sportifs qu’il pouvait avoir avec ses « collègues », selon le mot de la camaraderie à la mode, ne servaient que de substitut à un besoin plus essentiel chez lui : vivre une aventure sentimentale, trouver une fille qui partage une relation avec lui ; l’amitié n’était qu’une molécule de synthèse dont il pensait pouvoir s’extasier dans le verre à moitié plein ou à moitié vide de l’amour, histoire de pouvoir s’amuser encore, indéfiniment, et quoi qu’il arrive, au milieu de l’agitation permanente, de la cadence sonore répétitive dans laquelle il aimait envisager son existence ; Hakim s’était aperçu de ce qu’il prenait beaucoup moins au sérieux leurs sujets de discussion, aussi était-il plus enclin à embêter Justin, car il était plus complice, il se sentait plus proche de lui ; Hakim ne s’intéressait qu’au foot et ne songeait pas sérieusement aux filles, il était ce type de mâle en puissance pour lequel le sexe et les intrigues amoureuses ne seront jamais une grande affaire ; il était, au contraire, fidèle, affectueux, se révélait d’une manière générale assez peu intéressé, la concupiscence lui était étrangère et son esprit simple, bon enfant, ne donnait pas prise à la perversion ; son manque d’attrait pour les conquêtes féminines ouvrait le champ néanmoins à une autre forme de passion caractérisée, le fanatisme ; Hakim belh Helbelk sentait l’euphorie gagner ses membres, lui monter à la tête au point de faire pétiller et exploser ses neurones à chaque fois qu’un événement ébranlait l’actualité du football international ; un sentiment de religion l’envahissait alors et le poussait à singer les bondieuseries propres aux grenouilles de bénitier, priant et se mettant à genoux, donnant en spectacle son énergie irrépressible et ainsi l’embonpoint qui le ridiculisait davantage — sa mère lui faisait observer que cela était dû à son alimentation trop sucrée, la nutrionniste qui le suivait le lui avait dit ; ni elle ni la spécialiste n’avaient réalisé que cet excès glycémique dans son sang était un prolongement des penchants personnels de son fils, de ses accès de passion, ce qui rendait le problème plus inextricable encore (mais elle ne s’en rendrait compte que bien plus tard).

Pendant ce temps, dans un angle situé dans le dos de Benoît — un angle tout aussi mort que l’était leur conversation — deux filles assises face à face péroraient de telle manière qu’elles ne laissaient pas leur part au brouhaha ambiant ; en regardant leur visage s’illuminer, se répondre par la lueur douce de leur sourire ou s’enflammer, selon les émotions, pendant qu’elles parlaient, on se trouvait en mesure d’affirmer une telle chose, si incongrue soit-elle : elles tenaient leur rôle dans le chorus général, bien que leurs discussions n’aient rien de celles d’enfants de chœur ; depuis quarante-cinq minutes, c’est-à-dire trois fois plus de temps qu’Alison, qui avait oublié son tic de jeter continuellement un regard à sa montre, n’en avait conscience, Marie et elle conversaient à bâtons rompus du mode d’alimentation Vegan, doctrine contestataire de la modernité industrielle qui allie une éthique et une esthétique de la nutrition en renonçant par principe à consommer tout ce qui est issu des animaux ou de leur exploitation — ce qui les avait progressivement fait dériver sur le sujet, d’une importance capitale selon elles, de faire « sa propre cuisine », formule dont elles revendiquaient le double sens, que l’on soit en colocation ou que l’on habite seul : la préparation des aliments devait être un laboratoire du mieux-être ; Marie, même si elle admettait généralement sans comprendre, se montrait perplexe devant la sévérité de cette doctrine, « Je ne vois pas pourquoi, réagissait-elle par exemple, on s’empêche de boire du lait alors qu’il n’y a rien de mal à cela, ça ne fait aucun mal, au contraire, ça soulage l’animal d’être trait » ; « Détrompe-toi, lui répondait Alison, je suis bien au courant de ces choses-là ! Alexandre m’a tout expliqué ; imagines-tu que pour obtenir le lait, on viole souvent ces animaux puis, une fois que le petit est né, on le prive de l’allaitement en le séparant de la mère ? » — Marie fut si déconcertée par cet argument qu’elle répondit qu’elle n’avait jamais vu les choses comme cela, ravalant avec honte son ignorance, ravalant avec honte son incapacité à nuancer la noirceur de ce tableau par la blancheur de son innocence, si bien qu’elle se contrit et fit la moue, c’est-à-dire qu’elle acquiesça ; « Je reviens ! », s’exclama-t-elle — « Tu vas aux toilettes ? », s’enquit Alison interloquée par la vélocité soudaine de sa réaction ; Marie se ravisa : « Non, tu veux quelque chose ? Je vais recommander un thé glacé au bar », improvisa-t-elle sur le coup ; Alison réclama un autre café liégeois frappé ; la jeune fille se fraya un chemin entre les tables, parmi le bruit, esquissa un virage à gauche puis à droite afin d’atteindre le comptoir où les employés préparaient les boissons à la chaîne ; lorsqu’elle fut là, elle maudit l’attente en patientant jusqu’à ce que son tour arrive, une main posée sur le faux marbre du plateau du comptoir ; elle tourna la tête de côté, en direction de la salle noire de cette populace qu’Alison avait décrite et où elle fut incapable de distinguer son amie : seul reconnaissait-elle l’orée du chemin qu’elle avait emprunté pour arriver jusqu’ici, et qui commençait là, entre deux tables ; « OK, s’efforça-t-elle de se rassurer en sentant la gagner une panique qu’elle avait du mal à s’expliquer : la plus vieille science de l’orientation est encore de revenir sur ses pas », c’était son oncle qui le lui avait dit un jour qu’elle était partie randonner avec lui sur le site des volcans d’Auvergne, c’était par une journée très chaude où le banal rayon de soleil frappait plein axe la pierre blanche du chemin, laquelle grommelait, somnolait sourdement sans pouvoir se retourner, se faire dorer la pilule de l’autre côté, ainsi elle emmagasinait la chaleur qui montait, montait au point de la rendre brûlante, irritable, caractérielle, et chaque contact de leurs gros godillots sur le sol arrachaient des voiles de soie de poussière au sentier lunaire, si bien que cette marche lui avait semblé un long moment surréaliste et pénible, vraiment elle l’avait subie, portant un sac trop lourd dans lequel elle puisait régulièrement une bouteille d’eau fraîche qui ne tarissait pas sa soif ; Dieu, qu’elle s’était ennuyée ! — mais Alison l’attendait quelque part au milieu de cette foule, songeait-elle, c’était son amie, elle attendait d’elle qu’elle retourne à sa place, en face d’elle, pour s’entendre prêcher sur les us et les coutumes des véganes ; malgré tout le but à atteindre était concret, elle visualisait si bien ce qui lui restait à faire que c’était couru d’avance : alors pourquoi se sentait-elle si lasse ? Son oncle lui avait dit que la plus vieille science de l’orientation… Finalement, elle fit un détour et s’absenta aux toilettes.

Pendant ce temps, Mona Lisa continuait de rendre au public par la grâce de son sourire si fin l’attention dont il la gratifiait chaque jour, au quotidien, depuis tant et tant d’années, par-delà l’écran de verre et le cordon de sécurité derrière lesquels il la contemplait, ce qui, semblaient parfois exprimer sans cligner ses yeux voilés de mélancolie, était sans aucun doute le châtiment divin auquel le génie du peintre l’avait condamnée, car elle passait son temps à être vue de tous mais jamais admirée d’un seul, et les autres toiles du musée, même l’immense Noces de Cana, Le radeau de la Méduse de Géricault ou les Galeries de vues de Panini, impossibles à envisager d’un coup d’œil, semblaient se moquer de son sort de leur sourire infernal ; l’art est cruel ; « l’art est cruel » reflétait le visage de la madone italienne, cependant qu’elle ne se départissait pas de son air avenant, digne et pudique — car il fallait bien que son charme se trouve quelque part, que sa renommée et l’engouement qu’elle ne cessait de susciter fussent justifiés de quelque manière, elle qui de son vivant ne s’était jamais trouvée belle et dont l’artiste à l’évidence n’avait pas pu, ou voulu, magnifier la physionomie ; de son temps la clientèle était moins massive et plus accessible, songeait-elle, même si l’époque contemporaine, à en juger par les accoutrements des uns et des autres, semblait plus permissive que la sienne ; elle en venait à regretter d’avoir pu traverser les siècles, et elle maudissait Da Vinci…

Pendant ce temps, l’idéal existait encore, les sentiments purs se jouaient encore dans une aile du musée, figés dans le marbre intemporel de la scène montrant Psychée ranimée par le baiser de l’Amour ; Wilfrid Cousin s’était arrêté devant la sculpture, manifestement le chef-d’œuvre l’avait interpelé, mais il ne savait dire si ce qu’il éprouvait au fond de lui le dérangeait, l’impressionnait, ou si c’était autre chose… À quarante-et-un ans, le père du petit Dimitri, son fils unique, se trouvait dans cette galerie du Louvre en ce matin d’août car il avait entrepris de se reconstruire à travers l’art, six mois après son divorce, auquel il avait pleinement consenti après avoir découvert que l’amour n’existait pas. Et à présent il tombait devant ça, une sculpture de marbre dans un coin du musée éclairée par un petit jour traversant la fenêtre près de laquelle elle était exposée ; Wilfrid fit un mouvement insondable dans ses chaussures bateau, comme s’il cherchait à replacer ses orteils au bout de la semelle ou à se dresser sur la pointe des pieds ; il avait enfanté, était devenu père de famille au côté de cette « femme », ainsi l’appelait-il, et tout ceci pour s’apercevoir aujourd’hui que ça pouvait exister ; mais à quoi cela tenait-il ? Pourquoi n’avait-il jamais su être l’Amour réanimant de son baiser preux la chère Psyché, la sublime Psyché, cette figure de la féminité dont il ne pouvait s’empêcher malgré tout d’admirer chacune des courbes du corps, la poitrine gracile et la rondeur des membres, car il avait toujours été amoureux du corps des femmes ; au centre du cercle dessiné par les bras de la nymphe, il y a leur visage et ces lèvres qui sont près de se toucher, se disait-il, il y a ces regards qui plongent l’un dans l’autre, la lucidité et le sens des responsabilités dans les yeux d’Amour, l’abandon de l’amoureuse éperdue dans la posture de Psyché ; cette complémentarité lui semblait impossible, du moins sentait-il qu’elle lui était restée inaccessible auprès de Caroline, et il se vit enfin tel qu’il était, tel que son apparence le donnait à voir extérieurement, en pauvre père célibataire déshérité, pauvre papa honnête et valeureux, certes, mais ordinaire, rien de plus qu’un homme suivant son train sur le chemin que la vie avait tracé devant lui, avalant les années et les épreuves les unes après les autres sans se rendre que les années et les épreuves l’avaient avalé ; un misérable ; Wilfrid… Il se faisait de la peine à lui-même. « Rien ne peut plus me sauver, entonnait-il au fond de lui, rien ne peut plus me sauver de moi-même ».

Pendant ce temps des milliers d’œuvres, à travers leur toile ou par la surface polie et lisse de leurs contours, des dizaines et des dizaines de corps momifiés dans leur lugubre sarcophage (« on expose des morts quand même ! » s’était effarouchée Ludivine en passant devant la vitrine exposant l’un de ces cadavres sans nom de l’antique et lointaine Égypte), des forêts d’animaux empaillés, quantités de fossiles et de vestiges remontés des gisements abyssaux que l’on appelle l’oubli, se livraient à la vue du monde entier — une foule touristique, hétéroclite, anonyme et de passage — cette masse issue du hasard et de la contingence, réunie en un même lieu et que l’on nomme le « public », que les conservateurs d’art nomment gravement « le public », avec une pointe de commisération sur la bouche et un accent d’inquiétude sur la langue, comme s’ils plaçaient en celui-ci à la fois leur espoir de salut et la résignation d’échapper à leur sort, vain et inefficace — et tous ces objets d’art, par le regard particulier qu’ils offraient sur le monde, continuaient un peu d’instruire la réalité, de documenter l’histoire, d’agiter l’embryon du génie humain, l’émotion, dans le cerveau humain — le ver dans la pomme —, que ce soit par leur sens esthétique, leur valeur historique, leur rareté, leur ancienneté, leur fragilité, toute sorte de caractéristiques qui justifiaient qu’ils soient à leur place dans le catalogue des collections d’un musée d’art.

Pendant ce temps, Enzo Katridis et Emma Deroyer se taisaient. Ils occupaient une table dans le fond de l’établissement que venait de quitter Marie sans se retourner ; on ne les voyait pas, fondus dans la masse, noyés dans le bruit continu des discussions qui constituait le fond sonore du café de même, semblait-il, que le parfum naturel qui émane des produits sur l’étal d’un marché ; c’était l’étiquette de ce lieu, disait-on, disait la mère d’Enzo qui avait encouragé son fils dans l’initiative de proposer ce rendez-vous à Emma, un lieu social de rencontres, de partages et d’échanges, mais ni le jeune homme ni la jeune femme ne se sentait vraiment à l’aise au sein de cet endroit ; cependant, c’était ainsi ; Enzo y avait réfléchi, réfléchi, et quel autre choix avait-on ? Il fallait en passer par là. De même que la série de visiteurs asiatiques, en file innombrable, qui se succédait au stand de ravitaillement, le buffet de nourriture froide à proximité du bar pour y prélever, qui une boisson, qui une salade sous vide, qui une sucrerie, qui un sandwich — et chacun de ces produits venait combler un besoin alimentaire, songeait Emma en les dévisageant discrètement depuis sa place —, procession et sélection qui généraient, si ordonnées fussent-elles en apparence, une somme incessante de mouvements, de départs, d’arrivées, on s’installait, on se levait, une chaise était tirée, une autre était rangée — et naturellement on appelait cela « typicité ethnique », songeait Alison en attendant toujours Marie, « Quelle hypocrisie ! ». Mais pourquoi n’arrivait-on pas à les différencier, qu’ils soient noirs, jaunes, rouges ou beurres ? Elle avait pourtant conscience d’être française elle aussi, de peau blanche, et d’être assise à cette place, sur ce siège ; elle avait déjà entendu des êtres de sa carnation récolter des insultes — « blanc-bec ! », « cul-blanc ! », « babtou ! » —, mais contrairement aux autres, à ceux qui lui étaient étrangers, il lui semblait (et dans son ignorance elle était à peu près certaine que Marie partageait son avis, le soutiendrait même) que son appartenance au type européen, occidental, BFBG (Bonne Fille Bon Genre, issue d’une Bonne Famille Bon Genre) participait de sa singularisation, même si elle admettait un penchant conformiste, et non de l’homogénéité de son apparence physique comme c’était le cas chez les individus des peuples originaires des autres continents. Ils se ressemblaient tous.

À ce moment-là sonna l’heure de pointe ; un brouhaha hors de propos envahit la salle, une cacophonie indescriptible, telle qu’un orchestre de cuivres semble seul capable d’en produire, satura l’air ; le ton était encore monté d’un ou deux décibels. Enzo rencontra le dépit d’Emma qui à ce moment-là passait dans son regard ; une nuée assombrissait son visage ; il s’en saisit d’un geste vif, la captura au vol dans sa main, et c’était ce poing puissant, ferme, qu’il tapait sur la table en plongeant ainsi ses yeux dans les siens ; l’onde de choc ébranla Emma, elle manqua de sursauter sur sa chaise, cette secousse déclencha un accès d’adrénaline qui se transforma en regain d’attention et ses pupilles se dilatèrent extraordinairement ; on y voyait tout noir, se fascinait Enzo en s’engouffrant aussitôt dans cette voie qui s’ouvrait à lui, ce tunnel dont il n’espérait pas voir le bout, fol comme était son espoir d’être aimé en retour, se perdre, errer, égarer ses pas sur ce cheminement absurde, sans but : voilà tout ce qu’il désirait ! Psyché aimait Amour et enfermait leur visage, leurs lèvres prêtes à se goûter, leur regard prêt à se sauver mutuellement, dans le cercle décrit par ses bras, son geste d’abandon éperdu d’amour ; la sculpture trônait au coin d’une galerie du musée, Wilfrid se tenait devant elle, Wilfrid avec son mariage gâché était à ses pieds ; dans la pensée bouddhiste la méditation sert à sentir le lien entre les éléments, à percevoir le tout-connecté du monde dans lequel nous vivons, peut-être Enzo devint-il à ce moment-là l’incarnation vivante de cette pensée, à moins que son intuition ne fût que le produit de la génération Y née avec la technologie numérique à laquelle il appartenait : tandis que ses iris étaient férocement enfoncés dans les pupilles d’Emma, canines de loup plongées dans la gorge de la passion et qui n’en démordaient pas, surgit à la conscience d’Enzo la révélation térébrante, l’idée que c’était là la conversation la plus spirituelle qu’il n’avait jamais eue. La la la, comme la mélodie qui se saisit de lui, chant inaudible de l’existence mais qui se jouait bien en ce moment autour de lui, enchantant chaque geste, chaque chose qui apparaissait en périphérie de son regard et qu’il voyait sans voir, vent de mai dans les épis de blé encore frêles par temps de juin, insensible et indicible froissement qui déclenchait en lui un frisson, il était transporté ailleurs dans ce monde, à la nature des origines, semblait-il, dans la pâture de l’intellect, le paysage avait changé, le décor était autre tout en restant celui-ci, il vivait une expérience synesthésique qui l’emportait aux frontières de sa cosmogonie ; il ressentait son être profondément, tout son être, esthétiquement, ce qui le rendait absolument maître de lui-même, de sorte qu’il inclina légèrement la tête de côté et que par ce geste Emma put percer à son tour son regard, trouver son chemin dans le tunnel qui mène à la moelle épinière, ou quelle que soit la façon dont on appelle cette sensation de néant-conscient, la lucidité nerveuse primale, celle qui brille dans l’éclat infinitésimal des étoiles depuis la Terre. — Oui, Enzo en était sûr, c’était bien la conversation la plus spirituelle qu’il n’avait jamais eue. Avait-il jamais vécu autrement que dans l’ignorance que cela existait ? Le petit jeu qui s’était établi entre eux devait durer depuis un moment, un moment assez long pour celui qui en était exclu en tout cas, car l’attention de Li Pyo Sepihang, un homme assis non loin qui n’avait pas ôté son gilet imperméable sans manche pour siroter son café, fut instinctivement attirée vers eux et il envisagea plutôt qu’il ne dévisagea les deux jeunes gens. Il observa ainsi d’un air pantois leur joute silencieuse en cherchant à comprendre ce qu’il se passait ou bien en essayant de déchiffrer ce qu’il ne discernait pas distinctement dans leurs yeux. En dépit du goût de la discrétion qu’il avait reçu en héritage de son éducation, étant né d’une mère malaisienne et d’un père chinois, en dépit du caractère romantique du tête-à-tête que se livraient Enzo et Emma — ce qu’il ne percevait pas clairement ainsi — il demeura de longs instants dans cette position voyeuriste, intrusive. Il avait la sensation que quelque chose était en train de se produire. C’était peut-être plus fort que lui. En son for intérieur il n’excluait peut-être pas cette possibilité. La beauté de la jeunesse n’en sabrait pas moins dans tous les sens les traits de leur visage, et cette vision le déconcerta. L’idée impie qu’il venait de nourrir le rappela immédiatement à sa foi. L’austérité et le cynisme étaient pour lui toutes choses, ces deux principes régissaient la conscience qu’il se faisait de ce monde, car ils composaient un régime intellectuel à partir duquel la vie devenait préhensile ; grâce à eux il était possible de l’appréhender rationnellement et de se faire une opinion à laquelle l’esprit de l’homme pouvait survivre, fût-ce à travers le chagrin de son désespoir. Li Pyo Sepihang constata donc la beauté des jeunes gens qui se fixaient tandis que lui savourait — et il se rendit compte qu’il n’aspirait qu’à ça — savourait comme on apprécie un doigt de whisky macéré dans le secret de sa composition, un cigare infect des tropiques et hors de prix parce qu’il a l’odeur infatuée de tous les cigares mis bout à bout que l’on a fumés — il savourait l’idée d’être une souche qui se flétrissait, un chêne chenu à l’épreuve de l’hiver, un eucalyptus à la saison où son écorce se décharne par lambris — si bien qu’il tourna la tête dans une autre direction. À son instar, le monde les ignorait ou feignait l’indifférence à leur égard et tout continuait sa ronde. Cela faisait cinq minutes, mais cela pouvait bien faire dix minutes, un quart d’heure, une heure comme un jour tout entier qu’ils soutenaient cette oraison silencieuse par la seule force d’expression de leur regard. Là où tout le monde se répandait en paroles par-dessus tête, aussitôt envolées, pour être entendu, ils avaient fait vœu de silence tels de vrais carmels fondant l’un pour l’autre, et quoique la chasteté n’eut pu manifestement être longtemps de mise entre eux car, c’était l’inconvénient, se disait Enzo, cette conversation qui lui paraissait si spirituelle laissait fuiter toute la tension sexuelle qu’ils nourrissaient l’un pour l’autre — et Li Pyo Sepihang venait de tourner la tête par pudeur — Dieu seul savait sur quoi avait pu atterrir son regard ! — où il errait maintenant — mais en fin de compte peu leur importait : ils prenaient soin d’eux et semblaient entièrement voués à cette tâche. Ils s’aimaient ! Oui, ils s’aimaient ! Étonnamment, Emma avait pris la résolution de se l’avouer la première, tandis qu’Enzo flottait encore dans sa fascination pour les yeux de sa belle, galvanisé par l’extase d’éprouver son cœur, de tout ressentir si fort, impressionné par leur performance atypique, originale, décalée, singulière — quatre adjectifs qu’il eut envie de rassembler en un bouquet pour le tendre sur-le-champ à Emma, tant il la rendait responsable de la fierté qu’il éprouvait pour lui même. Quant à elle, elle ne doutait pas qu’il fut possible de lui avouer qu’elle l’aimait, cependant sa capacité à le ramener les pieds sur terre était selon elle nettement plus discutable. Elle imaginait Enzo comme le gros ballon de baudruche gonflé à l’hélium qu’elle avait laissé échapper vers le ciel dans son enfance — comme elle avait regretté ce ballon, comme sa joie était triste à la fois ! Alors rappelée à ce souvenir intime elle se laissa couler sur sa chaise, peu importe ce qui se passerait ensuite, et son regard se fit plus léger, il se répandit en blanc d’œuf quand craque la coquille et Enzo eut tout le loisir de s’y épanouir, il nagea en lui, se baigna dans l’onde du relâchement nerveux d’Emma, bien qu’elle maintint un degré de concentration tout aussi intense. À son sens, ils étaient deux jeunes gens tout à fait différents ; ce qu’ils faisaient en public le prouvait, la manière dont ils s’étaient mis instinctivement à communiquer, comme une mesure féconde d’autoprotection, dans un environnement aussi hostile à l’intimité, à la discrétion, aux sentiments, toute sorte de subtilités délicates que la parole ne suffit pas à transmettre ou qu’elle détruit carrément, ce qu’ils étaient en train d’accomplir au vu et au su de tous, à la barbe des uns, au nez des autres, le prouvait ; dès lors, oui, comment ne pas admettre qu’ils s’aimaient, comment ne pas assumer aveuglément tous les risques qu’une telle situation implique ? Cela en valait la peine, songeait Emma, et quel que soit ce qu’il y a au bout du tunnel, monstre, minotaure à affronter ou délivrance absolue, et bien qu’il n’y eut jamais rien de bon à attendre des histoires d’amour — les romans de Jane Austen, lui semblait-il, le lui avaient appris — il avait été prouvé qu’ils s’aimaient comme s’était imposé à eux, était descendu du ciel pour les investir l’Ange de leur attirance, ensemble ils avaient trouvé abri dans la foule, parmi le bruit et nichés au creux de l’indifférence dans la vaste immensité, ne formaient plus qu’un ; une entité ; ils menaient une conversation silencieuse.

Ils se taisaient pour de bon.

Parlant chacun pour son sexe, leurs sexes s’étaient mis à parler pour eux. La complémentarité entre eux était indiscutable, leur attirance inexorable, le besoin de l’autre incompressible.

 

3 Replies to “Le monde selon Psyché et Amour”

  1. Très beau texte!
    Entrée en matière inattendue mais belle description de l’inquiétude et de l’ambiguïté suscitées par la naissance d’une relation.

    1. Merci !
      Mon intention était de disséquer symboliquement l’image du baiser silencieux et salvateur, qui constitue l’objet de la sculpture à partir de laquelle ce texte est directement inspiré. Il s’agit en réalité d’une dissertation poétique sur ce que m’évoque l’œuvre d’art, non pas seulement en tant qu’objet de contemplation, pas seulement pour son esthétisme et sa figuration, mais plus spécialement pour l’imaginaire qu’elle suscite dans le monde qui l’entoure, le musée, et au-delà de ses murs, notre réalité. C’est de ce travail-là que sont nées les images et apparus les personnages…

Répondre à Screenager Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *