Épicène, épicentre et androgyne : percée dans l’œil du cyclone œdipien.

Année après année, l’encadrement médiatique qui accompagne la parution du nouveau millésime de l’écrivaine la plus prolifique de notre époque dans la collection « Amélie Nothomb » chez Albin Michel, ainsi que l’engouement renouvelé du public, contribuent à faire de cet événement le rendez-vous incontournable de la rentrée littéraire et perpétuent une tradition déjà bien ancrée dans les têtes. Année après année, le lecteur fidèle suit, brique par brique, l’édification de la série que constitue cette œuvre atypique, originale et qui frappe beaucoup par sa capacité à évoquer des fêlures intimes, des souffrances psychiques de manière pudique, raisonnée et parfois même comique.
La capacité que nous avons à suivre l’évolution de cette œuvre dans la durée, presque en temps réel, donne lieu à certaines observations, notamment le tournant qui a été pris depuis la parution en 2011 de Tuer le père qui voit Nothomb, l’admirable dialoguiste de Péplum, prendre ses distances avec le genre narratif du roman pour s’engager de plus en plus dans la voie du conte à caractère philosophique (Barbe bleue, Le Crime du comte de Neuville, Riquet à la houppe) et du récit dramatique (Frappe-toi le cœur, Les prénoms épicènes). Ce qui ne change pas, en revanche, c’est qu’à chaque rentrée littéraire le personnage nothombien remonte sur scène avec toute son excentricité et sa pétillance pour nous faire redécouvrir un pan du patrimoine linguistique et littéraire classique, classé, et parfois même déclassé, que ce soit au travers des contes qu’elle relit ou revisite selon son art, ou en l’occurrence en remettant à l’ordre du jour un terme désuet, suranné, qui jusque-là n’aurait su être prononcé sans provoquer les foudres d’éventuels auditeurs, qui auraient immanquablement accusé son auteur de pédantisme.
Le style épuré de la baronne belge est ainsi fait, il caresse à rebrousse-poil ceux qui font de la littérature le bras armé du snobisme intellectuel. En effet, selon le sens dans lequel on appréhende ses récits, on peut suivre le déroulé virtuose d’un drame torturé et complexe qui invite le lecteur au plus grand sérieux ou, au contraire, on peut se laisser déconcentrer et déconcerter à tout bout de champ par son goût potache pour les doubles sens, les jeux de mots drolatiques ou encore les énormités conceptuelles, les détournements parodiques dont elle se plait à assaisonner allègrement sa prose et à travers lesquels percent son sens de l’ironie, sinon le comique atypique qui distingue son esprit impertinent et irrévérencieux. De là à penser que l’auteur méprise, par son sens de l’autodérision, sa propre œuvre, et se paie donc la tête du lecteur, il ne pourrait y avoir qu’un pas pour un esprit qui se prendrait d’emblée trop au sérieux. Relevons par exemple dans cet opus, pour illustrer ce que nous venons de dire : le périmètre d’action dans lequel se situe l’action, Paris-Brest — référence pour le moins « très-tarte-à-la-crème », l’histoire d’amour névrotique entre Reine et Claude (reine-claude, comme la prune !) ou encore justement cette dénommée Reine Cléry qui ne peut s’empêcher de nous rappeler, par esprit de contrefaçon, la Princesse de Clèves. Comme toujours chez A.N, c’est au lecteur et à son inventivité, son imagination, son sens de l’analyse qu’appartient le sort du livre confié entre ses mains ; à lui de savoir faire la part juste du sérieux et de l’ironie qu’il contient, à lui d’être la balance de la justice, l’avocat du diable, le Beau ou la Belle qui aimera la Bête, selon les cas, et si son désir de littérature est assez pur pour ne pas s’arrêter à ces détails qui bafouent a priori l’exigence de vraisemblance, cette exigence de réalisme qui caractérise le désir de s’instruire, d’accéder à la connaissance, d’aller droit au but, de faire dans l’utile, bref d’en avoir pour son argent — alors il saura en tirer les bénéfices qui s’imposent et augmenter son expérience de ces références symboliques, métaphores absurdes ou clin d’œil humoristiques, qui prendront sens, à ses yeux.

 

L’androgynie, épicentre du drame : le « tragic flaw » d’Épicène.

Épicène, plus encore lorsqu’il est employé en tant que nom propre qu’en tant que complément du nom, évoque la peste, le sphinx, Thèbes, Antigone, Iphigénie ou encore Euripide ; bref, la tragédie à l’antique. Orphée, par exemple, faute d’être un prénom féminin, doit être considéré comme un prénom épicène ; c’est-à-dire qu’il présente la même graphie pour désigner deux homonymes du genre masculin et féminin. En s’arrêtant un instant sur sa signification et sa portée symbolique, nous allons comprendre pourquoi ce terme est effectivement la clé du roman.

Épicène est la fille de Dominique et Claude. Elle hérite de ce nom lorsque ses parents, délivrés par l’annonce de sa venue prochaine au monde, prennent conscience de leur propre identité. Nothomb, à sa façon, décrit alors le geste sempiternel de l’espèce qui accomplit la geste, que ce soit dans l’art ou dans la gestation, à savoir : l’ajout de la signature, l’instinct qui pousse l’homme à vouloir créer à son image, donner une touche de personnalité propre à soi à ce qui émane de soi et s’impose à tout jamais comme autre.
« Nous portons des prénoms épicènes », fait remarquer Claude le père à Dominique la mère (p.39).
Et celle-ci de s’emballer :
« C’est extraordinaire, j’imagine qu’Epicene est un prénom épicène.
— C’est le prénom le plus épicène du monde », répond-il (p.40).
L’émerveillement naïf et fécond de la mère allié malheureusement à l’orgueil et l’ambition paternelles font sans doute de cette phrase la révélation qui fait basculer le récit dans la tragédie car elle détermine le destin du personnage à distance ; Dominique et Claude ne donnent pas naissance à un être humain, libre et égal en droits par nature, ils accouchent de leur métaphore, autrement dit ils instrumentalisent leur fille pas même née (tout comme le fait l’auteur en inventant ces parents et la fiction de récit auquel donne lieu l’événement de leur union). Dès lors, le processus métaphorique se met en place, l’existence d’Epicene devient métaphorique, et donc productrice de drame, de mythe, car elle personnifie le concept qu’elle incarne, jusqu’à son excès, son extrême absurde : la caricature. D’où son caractère tragique, son « tragic flaw » shakespearien (p.136) : elle est dépossédée d’une volonté propre, son existence se joue contre elle, la réduisant au rôle d’outil principal d’un mécanisme qui parait implacable. Contrairement à ses parents qui ne portent que des « prénoms épicènes », et qui auront un destin tragique mais toutefois banal à proportion du tragique commun des mortels, Épicène est une figure du drame incarné. Il faut louer ici l’inventivité géniale de l’auteure qui vient dévoiler ici, dans le simple acte de conversion d’un nom commun en nom propre, tout le mécanisme de production narratologique à caractère mythologique — c’est-à-dire qui engendre du drame, crée du récit, du roman — et que l’on appelle aussi le « crime parfait » en littérature car, par les liens qu’il tisse entre fiction, narration, psychologie et réalisme, l’auteur enferme le personnage dans la toile de papier de verre du récit, et frotte à son crin abrasif le destin de celui-ci jusqu’à en tirer les étincelles propices à l’inflammation de son drame. Pour finir, il se contente de souffler sur les tisons ardents des passions que le personnage aura nourries jusqu’au paroxysme et le contemple, ainsi que l’ensemble du texte qui entoure ce drame (tout devient hypersignifiant), se consumer dans les flammes de sa tragédie intime. L’incandescence de son drame intérieur devient immanence pour finir par devenir immolation ; les passions se muent en actes, qu’elles embrasent comme une traînée de poudre répandue derrière lui par le héros tragique, l’enfermant ainsi dans le piège de sa propre logique incorruptible, extrémiste et dictée par la pureté d’un idéal. Grosso modo, tel est le processus scripturaire à l’œuvre dans une tragédie, du moins dans la définition « classique » que nous en avons aujourd’hui.
Ainsi Nothomb met à jour l’un des grands principes réalistes du drame classique : le processus de symbolisation du récit par la présence d’un personnage auquel on fait porter le poids de la métaphore, et ainsi du fatum, sa destinée. Tout le jeu consiste ensuite à exploiter le filon de cette relation métaphorique entre concept et réalité en laissant entendre que tout ce qui arrive au personnage en question, jusqu’à ce qu’il en soit lui-même convaincu, est dû à ce trait identitaire qui le sépare radicalement du reste du monde ; c’est cela le drame, pousser un personnage au travers de sa métaphore alors même que, par définition, cet état de fait est tout au plus virtuel, comme nous l’enseigne le cynisme de la philosophie prémoderne (le monde est absurde, tout est relatif), et absolument pas nécessaire.
« Intimement, l’adolescente savait que le combat qui l’opposait à son père était beaucoup plus dur que celui qui opposait sa mère à son mari. Dominique avait à triompher de l’amour : c’était déjà gagné, Épicène avait à triompher de la haine : c’était inextricable ».
Attribuer un tel prénom à leur fille, la mère par aveuglement amoureux, le père par machiavélisme cruel (comme on l’apprendra plus loin) : à quel point l’égoïsme et le narcissisme peuvent-ils influencer (le terme n’est pas assez fort, il faudrait employer quelque verbe dont le sens serait entre « déterminer » et « orienter ») l’acte de création ? C’est là le cheval de bataille de l’auteur, comme nous l’annoncions en préambule, qui s’échine à combattre par la plume le snobisme littéraire (ou l’idée qu’on s’en fait) malgré l’ironie toute don quichottienne qui pèse sur les épaules de cette baronne belge en s’attaquant à des on-dit, des opinions sur lesquels le raisonnement ne peut avoir de prise, et qui sont tout au plus, manifestement, des actes de sublimation de pulsions humaines. En somme, à sa façon, à travers le personnage d’Epicène, elle essaie encore de nous démontrer que le rapport entre image et identité, s’il procède bien un lien d’intercorrelation, de double identification, n’est pas inextricable. Il y a notamment cet acte que l’on appelle le « meurtre invisible » (p.72), quand c’est à soi-même qu’il est infligé, sinon « le crime parfait » dès lors qu’il est perpétré sur un tiers. Sans trop en révéler, disons seulement qu’Epicene prodiguera les deux, car ils lui auront été nécessaires pour se libérer.
« Elle commit ce suicide symbolique qui consiste à se mettre entre parenthèses. Ce meurtre invisible est beaucoup plus fréquent qu’on ne le croit. Comme on ne l’identifie pas pour ce qu’il est, on y voit en général un signe avant-coureur de l’adolescence ».
Encore une fois, l’intelligence à l’œuvre dans le récit d’Amélie Nothomb sublime le sens de l’interprétation et enrichit incroyablement l’analyse ; notons aussi au passage que ces thèmes ont déjà été abordés par ailleurs, dans Hygiène de l’assassin, Attentat ou encore Le fait du prince, par exemple, pour le crime parfait, et Biographie de la faim, Métaphysique des tubes, Une forme de vie, entre autres, pour le « meurtre invisible » ; ce livre fait donc la synthèse de tous ces enseignements, mais avec quel génie ! C’est l’occasion en particulier d’approfondir certaines réflexions philosophiques en effectuant une relecture de certains mythes sur lesquels la psychanalyse moderne, freudienne donc, a fondé ses bases et construit le regard que l’individu moderne porte sur lui-même : évoquons notamment le complexe d’Œdipe, aussi célèbre parce qu’il soulève des tabous — l’inceste, le parricide, la fêlure narcissique source de connaissance par soi, en soi et de soi — que pour sa portée métaphorique éminemment productrice de sens.

Depuis la fin du XIXe siècle, s’est faite à jour l’idée que le drame existentiel pour chaque individu serait causé, déterminé, par un choc originel qui ne serait pas tout simplement la naissance mais un événement anecdotique mettant fin à l’insouciance enfantine et renversant la dimension du paradis et de l’enfer sur Terre comme dans une boule de Noël. À travers son œuvre encyclopédique sur Le Temps perdu, Proust est donc à la littérature ce que Freud est à la psychologie, un maître ès de la nostalgie psychopathétique. Si cette prose, comme ces théories, ont permis de faire de grandes avancées dans l’exploration du mécanisme mémoriel et sensoriel de l’être humain, elles ont toutes deux l’inconvénient, lorsqu’on les rallie l’une à l’autre, de condamner l’individu à un schéma de vie implacable et une conception de la vie foncièrement violente, puisqu’il est obligé de s’inscrire en lutte contre lui-même, enchaîné à ce mode d’existence, ainsi que Tantale sous son gros rocher qu’on appelle le « monde », pour endurer le supplice qui pèse sur ses épaules. On ne s’est jamais demandé — ou l’on ne s’est jamais permis de faire remarquer à ce géant qu’il ferait tout aussi bien de tout laisser s’écrouler sur-le-champ, lui y compris si nécessaire, car que vaut vraiment le monde, à quel point mérite-t-il la souffrance que l’on s’inflige pour lui ? Pourtant, c’est ce genre de raisonnement qui enraye le cercle infernal du « tragic flaw » auquel Épicène a elle-même la sensation d’être soumise. Elle relit notamment Richard III « jusqu’à l’intoxication », est-il dit. Bien qu’elle soit méprisée par son père et qu’elle suscite l’indifférence partout atour d’elle, sauf de sa mère et de ses professeurs auxquels sa grande intelligence ne peut échapper, c’est toute la volonté et l’acte sublime dont la jeune fille va se révéler capable à l’âge de onze ans en décidant de renoncer momentanément à l’épreuve de vivre pleinement par soi, épreuve que la nécessité constante de se battre pour (sur)vivre lui impose. Une trêve qui impose la mise en état de veille momentanée des fonctions vitales, mais qui n’en signifie pas moins acte de résistance — avant de reprendre la guerre en des temps plus propices. Promesse ou perspective de représailles, de vengeance, qu’elle nomme d’ailleurs sa « résurrection ».
Que peut-il y avoir à la fois de plus ténu, de plus sensible et de plus authentique que la description de cette phase de la construction personnelle qui consiste, que ce soit à l’adolescence ou plus tard, à tout moment et la vie en fait, à se laisser envahir superficiellement par le monde, céder au conformisme pour devenir transparent et ne plus entendre parler de soi ? Pour notre part, nous considérons avec stupéfaction, non sans être ébranlé par un tremblement de lucidité, la qualité d’observation et la finesse d’intuition de Nothomb sur ce point. Elle a parfaitement identifié l’un des mécanismes essentiels, et pourtant trop méconnu, de la construction individuelle : ce conflit cher à Marx, Darwin et Tolstoï, entre autres, d’évolution et de régression permanente, d’accroissement et de récession, de guerre et de paix. Des hachures de ce rythme ne procède pas tant une avancée que la production du sens, c’est-à-dire le sel que l’on apporte à la vie. Il peut parfois se révéler corrosif, comme dans Acide Sulfurique, ou corruptible comme les bulles du champagne dans Petronille et le Le fait du Prince.
Si, donc, comme nous nous employons à l’affirmer, le prénom Épicène est le « tragic flaw » de l’héroïne de ce roman, c’est parce que son prénom, qui l’empêche de tomber banalement dans une identification genrée, fait d’elle, par la force des choses, un être androgyne ; c’est-à-dire indifférencié sexuellement. L’auteur de Ni d’Ève ni d’Adam, en digne héritière de Virginia Woolf et de son légendaire Orlando, soulève ici un débat primordial. Peut-on aussi vivre un complexe œdipien quand on porte un sexe de petite fille ? Autrement dit, peut-on faire procéder son raisonnement de la configuration mentale d’un petit garçon, au point de partager ses pulsions, d’agir comme lui ? Oui. Définitivement. Peut-être n’existe-t-il tout simplement pas assez d’héroïnes de ce genre pour que le grand nombre se permette d’y croire, mais rien ne prédestine à mener l’existence d’un petit garçon ou celle d’une femme. Cela, d’ailleurs, en réalité, n’existe pas. Il n’y a que des êtres. Nous ne vivons plus qu’au milieu d’un monde fait d’idées, de concepts et de théories pragmatiques avec lesquels nous jonglons en nous efforçant de ménager la quille et le genou. Les combats, comme au temps des chevaliers de la Table Ronde, passent par le fil de l’épée au travers de l’aventure, et il est donc sûrement à regretter que ce soient les structures de l’existence telle que nous la pensons, la concevons, la méditons, la traversons, l’envisageons, la « vivons » qui empêchent que nous rencontrions davantage de ces êtres qui tiennent du merveilleux par leur singularité. Il est certain qu’appeler un couvert d’arbres « forêt » est déjà un crime, d’autant plus depuis qu’elles ont été domestiquées en « bois », découpées en ares, divisées en hectares, comptées en verstes, par les grands insectes procéduriers de ce monde, la noblesse, depuis le Moyen-Age justement. Travaux d’investissement de notre espace naturel qui ont engendré un réaménagement de notre rapport mental au réel et refondé de fond en comble la littérature par lequel il s’exprime. C’est la naissance du roman, le descendant de celui auquel il prête sa forme de nos jours sous couvert d’un même nom générique, le roman de chevalerie. Ce détour pour dire qu’il y a aussi du Chevalier d’Éon chez cette petite Épicène, car elle avance à visage masqué dans sa visée ultime, à la fois double et trouble : tuer le père pour devenir quelqu’un. Tuer son père plutôt. A priori celui de Samia est le padre idéal. « Toi, tu es Épicène, l’amie de ma fille. Tu es ici chez toi », lui dit-il un jour au cours d’un goûter où l’on sert un thé « délicieux » et « très sucré » à profusion. La petite fille entre à peu près à cette période dans une crise œdipienne caractérisée, telle qu’elle est définie dans la pensée freudienne, à savoir l’élimination du rival masculin suprême, le père, pour s’arroger l’exclusivité de l’amour maternel, assouvir le désir d’inceste, de retour à l’utérus. Par là, il est question de mettre à bas le régime patriarcal qui impose son ordre, son autorité et qui est par-dessus tout le maître du thermostat à chaleur humaine au sein du foyer, dans une société où être un homme signifie encore porter le poids de la réussite sociale sur ses épaules. Être Tantale, encore. Cela, Claude l’est à sa façon, lui qui s’embarque pour la capitale dans le but ultime de faire fortune avec sa société Terrage Paris. Un choc de titans, donc, en perspective entre cet ambitieux papa à la mentalité de parvenu et cette petite fille mal aimée et ridiculisée par le prénom qu’il lui a donné. — C’est ironique. De même que l’était le combat qui opposa le prince déchu Œdipe à son père le roi Laïos, méconnaissable dans ses haillons de mendiant. Mais l’enjeu ne se limite pas à un conflit sexué ; il est sexualisé par la rivalité autour de la féminité de Dominique que le vainqueur espère bien s’octroyer, mais il n’est pas à proprement parler sexué. En effet, on constate qu’Épicène s’alloue les mêmes motifs qu’un chevalier d’Œdipe saurait le faire à sa place ; il n’existe aucune différence entre son raisonnement et celui d’un garçon, sa cause est la même, ses fantasmes aussi.
« Elle se couchait tôt pour reprendre intérieurement son récit préféré : celui où son père était renversé par un camion en traversant la rue et où un policier contrit venait annoncer à maman que papa était mort et qu’on avait retrouvé dans sa mallette des liasses de billets de banque qui leur suffiraient pour leur vie entière. Son moment favori était celui où elle embrassait sa mère en pleurs qui la consolait en lui disant : ‘Désormais, maman, c’est moi qui m’occuperai de toi. Je vais te rendre très heureuse, tu vas voir’. Elle cachait alors dans sa chambre la mallette et en prélevait régulièrement de quoi inviter sa mère au restaurant et lui acheter de belles robes » (p.57-58).
Le transfuge est parfait, Épicène fonde le rêve grandiose de prendre le rôle de son père. Amélie Nothomb ne répète-t-elle pas à qui veut l’entendre que ses romans sont ses enfants ? Si le schéma particulier qui régit le drame mettra finalement ses intentions en actes, si le parricide aura vraiment lieu, inéluctable, inexorable, ce ne sera pas au détriment de cette dernière. Elle commettra le crime parfait. Comment ? Cela, c’est au lecteur de le découvrir, c’est à lui de faire l’expérience narrative, et donc initiatique, de ce cheminement qui la mènera non pas vers le chaos mais le renouveau, la renaissance… Et preuve que Nothomb a conscience d’avoir identifié et terrassé la malédiction romantique qui plane pour les contemporains sur les lettres classiques, elle permettra à son personnage de s’épanouir dans la littérature en devenant Docteur en littérature anglo-saxonne, spécialiste de Shakespeare. Sa thèse, portant sur le verbe « to crave », que l’on pourrait traduire littéralement par « crever (d’envie, de désir) de » (plus probablement que par « avoir un besoin éperdu de »), fait écho au titre La biographie de la faim et fait apparaître une nouvelle galerie dans le souterrain désormais labyrinthique de l’œuvre de Nothomb.

 

Un drame en un seul acte (excepté l’acte manqué) :

Permettons-nous encore de signaler une observation. Nothomb manque de nous gratifier dans ces pages d’une phrase de génie : « En 1970, le train mettait plus de cinq heures et demie à rejoindre Brest. Vers 18 heures, Claude retrouva Dominique »… qui est à prendre au sens littéral, car l’histoire se déroule dans les années 70. Pour peu que celle-ci eût été en réalité, comme l’avons d’abord cru, une comparaison entre 1970 et le temps présent, le moment actuel (pour le lecteur, celui de la lecture), cette phrase eut été à marquer à la craie et à hisser au faîte de la pyramide de citations qu’accumule déjà son œuvre. En outre, la comparaison déplacée, saugrenue, impertinente eut, à notre sens, un effet facétieux, matois comme un singe et ingénieux tout à fait dans le ton du comique qui fait le renom de l’auteur. À croire, finalement, que les lecteurs sont plus nothombiens que Nothomb l’est elle-même. Et il y a encore dans cette remarque une preuve du génie exceptionnel de cette auteure.

 

Mots de la faim, de la soif, de l’appétit insatiable de lire la biographe de la faim :

Rarement — en fait, peut-être pour la première dans l’histoire de la littérature, une auteure réussit le tour de force de nous communiquer autant les luttes intestines qui l’habitent, non seulement nous les communiquer mais nous faire participer, prendre part à cette lutte existentielle par laquelle elle ne cesse de se définir, et ceci presque en temps réel, d’année en année. C’est le chef-d’œuvre extraordinaire, provisoirement en 26 tomes, d’Amélie Nothomb. Et, bonne nouvelle pour les lecteurs de ce temps, qui voient de leurs yeux cet édifice se bâtir, peut-être plus encore pour leurs successeurs, la génération de leurs héritiers qui verront le tout achevé, ce chantier est en cours. Le meilleur est à venir, à condition que rien n’endigue à l’avenir son rythme prolifique magnifique. Qui a dit que Balzac était le dernier bâtisseur de cathédrale ?

 

 

Le temps est peut-être venu de relire Le passeur de lumière de Bernard Tirtiaux.

 

 

 

3 Replies to “Épicène, épicentre et androgyne : percée dans l’œil du cyclone œdipien.”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *