Délivrez-vous : Ecoutez nos défaites, Laurent Gaudé (Ed. Actes Sud)

Avez-vous déjà perçu le son de cloche que fait le mot « résurrection » quand il rime avec « réminiscence » et « rémission » ? On se surprend à tressauter dans ce livre au coup de tocsin qui appelle le rassemblement intérieur, le ralliement des forces en cette terre du milieu que chacun saura trouver au fond de soi et qui est incontestablement le point de départ de toutes les grandes (re)conquêtes de l’humanité sur sa nature. La seule victoire, peut-être, qu’il nous soit permis d’espérer : accepter d’être part de la vie et morceau de mort qu’elle comprend.

Écoutez nos défaites, le dernier roman de Laurent Gaudé paru aux Editions Actes Sud, se dresse courageusement sur la faille de notre existence, le néant, l’idée de finitude enceinte en chaque être et dans laquelle tant de Narcisse, à force d’en caresser le songe, ont été engloutis prématurément. Sans jamais fléchir ni reculer, l’auteur se balance d’un pied sur l’autre entre, d’une part, une fiction (hyper)réaliste mêlant trois personnages contemporains, trois intrigues et, d’autre part, un récit historique faisant la part belle à l’imagination et au talent de seconde vue de l’écrivain consacré à trois figures célèbres du passé. Assem Graïeb, tueur à gages, agent secret au service de l’Etat français habitué à tirer en sous-main les ficelles de la « petite histoire » qui articulent la « grande » – Mariam, archéologue et conservatrice de musée luttant pour la protection d’un patrimoine antique menacé de destruction au Moyen-Orient – Sullivan Sicoh, ex-soldat engagé dans les troupes d’élite de l’armée américaine, désormais dissident et reconverti en trafiquant d’œuvres d’art : tous trois forment le pendant fictionnel de leurs (illustres) homologues historiques :  le général Ulysses Grant, chef des forces fédérales pendant la guerre de Sécession – Hailé Selassié 1er, empereur d’Ethiopie – Hannibal, le redoutable guerrier carthaginois grand meneur d’éléphants. Ce parallèle conçu au moyen d’allées et venues incessantes entre réalité et fiction permet d’expliquer les agissements des uns par ceux des autres, il offre tantôt le recul, tantôt l’action ; mais surtout, il explicite la grande unité des destins humains. Ne serait-ce pas aussi afin de conférer à la fiction la portée historique, et donc « réaliste », qui lui revient de droit ?

Roman certes trop averti pour émerger des frondaisons de l’imagination en rapportant avec lui ce quelque chose de feuille ou de brindille dans les cheveux qui rappelle l’instinct vraiment sauvage, allume la mèche dans le regard, – Roman rigoureux, pragmatique, dans lequel on a rarement vu le fond bénéficier d’un tel empire sur la forme, – Roman dont la narration prend à rebours la prose romanesque classique dans la mesure où elle se contente le plus souvent d’ébaucher des scènes là où celle-ci se fonce habituellement en tableaux riches et colorés, en hachures descriptives qui traversent la page de long en large, avec pour effet d’ouvrir toujours un peu plus la brèche du réel dans le monde de la fiction, – Roman philosophique finissant fatalement par modeler les contours de l’œuvre d’art plutôt qu’il ne l’incarne lui-même, – mais surtout : Roman curieux de faire comparaître l’un en face de l’autre le reflet de l’Histoire réelle et celui de la fiction romanesque dans le miroir de l’art. Est-ce parce que les personnages de fiction sont censés être contemporains de leur auteur et de leurs lecteurs, ou bien est-ce parce que les personnages historiques font partie d’un passé immémorial, la légende : les premiers n’en paraissent que plus vrais et plus libres au regard des seconds. On a donc d’autant moins de mal à comprendre et accepter la démarche de L. Gaudé qu’il parvient, grâce au butin de faits, de gestes, de pensées, de paroles, de circonstances amassé dans un monde puis dans l’autre, à repousser limites de l’entendement, celles du chaos qui s’ensuit toujours après la bataille, quand « tout s’achève » ; ce fameux « calme après la tempête » qui résonne plus souvent comme un silence de mort.
Aussi, ce livre n’est-il pas l’exégèse d’un discours historique sur la mort, ce n’est pas non plus un petit traité de philosophie pour apprendre à mourir ou à perdre ou à partir tranquille, mais une œuvre de l’esprit qui inculque au contraire la force de vivre parmi et malgré la mort. Comme l’illustre si bien l’image de couverture, elle se greffe aux racines de l’existence, un peu avant cette question décisive que nous sommes tous amenés à nous poser un jour ou l’autre : que faire de sa vie, quel cap lui donner ? D’où ma question préliminaire : avez-vous déjà entendu le son de cloche du mot « résurrection » quand il rime avec « réminiscence » et « rémission »? Car il s’agit avant tout de s’orienter dans ce fatras absolu innommable, de donner un sens à cette avalanche de ruines et de cendres qui s’impose parfois tout d’un bloc comme seul horizon. Ce son qui se perd, ce son que l’on entend un jour et qui guide le pas de toujours, l’appel du destin, vous en retrouverez, pour sûr, des arpèges, des harmoniques dans ce livre.

L. Gaudé, en cartomancien
Écoutez donc nos défaites avant qu’il ne soit trop tard, que celles-ci vous soient au moins profitables par la sagesse qu’elles recèlent sur la vie et commencez à choisir votre sort. Nous entendons par là : choisissez la sauce à laquelle vous préférez être mangé lors du grand banquet auquel vous convierez l’Histoire, tel le Christ rompant le pain et partageant le vin de la dernière Cène en présence de Juda. L’histoire peut être vue malheureusement comme un pot-pourri d’existences, un charnier d’âmes inextricablement mêlées dans le désert d’absence au-dessus duquel nous dansons, ivres de notre appétit de vivre ; soit, un défilé de modèles et leurs contre-exemples, un catalogue d’originaux et de contre-façons. Par conséquent, qui aura le malheur de vouloir ressembler à l’un verra immédiatement en l’autre son ennemi juré, son portrait craché, son double maléfique, une bonne raison de faire la guerre ! Ainsi, Entrez, entrez, beau monde, comme dit la chanson, si vous voulez bien vous en donner la peine,
Choisissez votre tombe !
Dans le cimetières des Arlequins !
Pour ne pas finir justement en « Arlequins » ou en « Riens », il est nécessaire dès à présent de choisir une « tombe », non par fascination morbide envers le néant, mais car il y a un dieu très puissant en chacun de nous, un désir plus fort que la vie, plus fort que le temps, qui nous possède et qui est susceptible de laisser des traces derrière nous ; des empreintes, des fragments, des ossements à exhumer et – qui sait quel avenir la mort nous réserve ? – des reliques de notre Passion de vivre. Faites le deuil de votre part d’immortalité, enterrez vos rêves de postérité et avec eux la Hache de guerre, mais ne croyez pas votre existence devenue vaine pour autant : ainsi délivré, vous marcherez librement dans l’histoire et découvrirez que rien n’est une fatalité, le futur obéit encore à celui qui aura le courage de devenir ce qu’il est vraiment, d’aller au bout de lui-même, c’est à dire de dépasser sa fonction de simple pion sur l’échiquier de l’Histoire.
Telle est l’interprétation (libre et personnelle) que l’on peut faire du profond message philosophique enceint dans ce livre.

Entrez donc dans le bureau de la « Voyante  », venez consulter la Voix de ce roman, la prose du narrateur, c’est à dire la voie de l’histoire, qui enseigne la vérité à ceux qui la consultent. – Car, volontairement ou non, Laurent Gaudé procède ici en véritable cartomancien. Si vous doutez encore de la nécessité de le faire, essayez d’imaginer un seul instant que vous soyez malade – vous êtes Mariam – ou bien que vous êtes amoureux – vous êtes Assem – comme cela nous arrive à tous parfois ; quoi qu’il en soit, vous avez envie d’étancher la soif – vous êtes Sullivan – en trempant les lèvres dans le calice de l’Histoire jusqu’à la lie. Bon. Tour à tour dans la peau de Mariam, Assem ou Sullivan, la Voyante-narration vous proposera trois tirages dont la symbolique éclairera peut-être votre destinée : « Ulysses Grant », « Hailé Selassié » ou  « Hannibal ». Ces existences-symboles de l’histoire humaine (tout aussi vrai qu’il existe des sex-symbols dans notre culture médiatique aujourd’hui…) aideront tout patient-lecteur à pénétrer à travers le prisme de sa propre existence et, peut-être, à développer ce don de seconde vue qui lui permettra d’éviter les pièges que lui promet l’avenir.
Le lecteur s’installe donc en face de la diseuse de bonne aventure, l’écriture, pendant qu’elle mélange puis distribue les cartes sur le plateau d’une table basse assez large : au total, pas moins de cent soixante dix-huit cartes sont étalées sous ses yeux, cent soixante dix-huit paragraphes illustrant tous une idée, un symbole, une émotion ou (surtout) un mot qui se rencontrent quelque part sur la trajectoire de vie de ces grandes figures historiques, entre naissance-apogée-déclin et chute finale. Parmi les plus remarquables, notons trois verbes qui se conjuguent à l’impératif, tout comme le verbe présent dans le titre Écoutez nos défaites – si bien que l’on en vient à se demander si ce temps et ce mode n’ont pas un rapport direct, objectif, avec la nature-même du fait historique… Ainsi de « Chargez! » (p.78) : l’ordre y est décrypté, analysé et justifié dans un paragraphe aussi dense que ce cri décisif est tonitruant. On peut également mentionner l’éloquent, le terrible « Brûlez tout » (p.212), paragraphe d’une violence inouïe sur la passion criminelle, le désir d’en finir, pour soi et avec l’autre, de faire table rasé du passé, de changer le champ de bataille en une terre gaste pour exterminer l’adversaire. Enfin le poignant « Laissez moi » de Hailé Selassié, injonction de la folie, ordre d’un monde qui ne tourne pas ou plus rond et qui marque irrémédiablement l’attente du naufrage à venir…
La grande différence, cependant, entre Mariam, Sullivan et Assem et les trois grandes figures historiques, c’est que même s’ils sont (comme vous et moi) les jouets de l’histoire qui les opprime comme des esclaves, leur destin ne deviendra pas le dénouement logique auquel on pouvait s’attendre. Ils auront le choix. De tuer comme de vivre. Ainsi, trouveront-ils chacun un moyen qui leur est propre d’enterrer la vieille Hache de guerre, certains irrémédiablement, d’autres en contemplant l’émergence d’un sentiment de délivrance, une issue possible, peut-être, à l’horizon.

Ecoutez nos défaites est un livre qui mérite notre attention à plus d’un titre ; d’abord parce qu’il résonne des inquiétudes du temps présent, ensuite pour la profondeur du message philosophique par lequel il les soulage, enfin, parce qu’il contient, on le sent, le ferment actif, « l’esprit » de notre époque. Les auteurs capables de surmonter la difficulté de vivre au côté de leur temps comme ils vivent au côté de leur œuvre, d’inscrire dans le miroir de l’un ce qu’ils voient dans le reflet de l’autre, et réciproquement, ne sont pas légions ; mais c’est indubitablement le signe d’un grand talent et la marque distinctive de beaucoup de courage.

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