À l’inventeur du selfie, Chris Alex « Supertramp » Mc Candless

Sous ses airs de gamin et sa chair de mortel, il était fait de cet alliage un peu extraterrestre qui caractérise le surhomme, il couvait cette force spirituelle qui distingue le self-made man du golden boy. On a pris l’habitude, je crois, de symboliser sous le terme « ange » cette réalité physique incontestable qui renvoie à la présence d’un être supérieur, inclassable et pur — pur par-dessus tout : pur. Mais si, par excès de purisme, à défaut de puritanisme, tout le génie excentrique de Mc Candless résidait finalement dans le fait d’avoir conçu l’Ouest comme un jeune homme à l’ouest ? C’est-à-dire depuis l’Ouest, la péninsule exsangue où se situe originellement, historiquement, le territoire des rêves depuis la conquête du Nouveau-Monde. De là naîtrait la double erreur qui lui fut fatale : l’erreur de lecture (celle du livre botanique mais surtout celle du « plan » mental qui l’a conduit à mener ses rêves d’Ouest sur la terre du Grand Nord) et l’imposture de l’état d’aventurier.

Tout nait toujours d’une erreur de lecture. Le génie, lorsqu’il la proclame avec une foi insensée en son propre raisonnement. La mort, quand elle survient alors que l’on fouille intensément le sens absurde de la vie, sans se rendre compte que c’est sa propre tombe que l’on est en train de creuser. Sans doute Christopher Johnson Mc Candless n’avait-il pas fait du rêve américain tel que le définit la Destinée Manifeste (symbole idéologique de propagande qui engage le peuple WASP à conquérir l’Ouest) la même lecture que ses compatriotes. Son idéal patriotique, semble-t-il, se situait plutôt du côté de La Désobéissance civile, essai philosophique composé par Henry David Thoreau, l’auteur du célèbre Walden ou la vie dans les bois. Et manifestement, sa destinée à lui, telle la molécule de « l’impossible tas » qui génère la réaction en chaine au fond de l’univers, telle la goutte d’eau faisant déborder le vase, fut, par la seule insignifiance de l’itinéraire absurde, décousu, brouillon qu’il a suivi — et de sa fin tragique, mais anecdotique, eu égard à l’immensité éperdue du territoire (: finir recroquevillé au fond d’un bus abandonné, dans un sac de couchage bleu, au beau milieu de l’Alaska, terre sauvage, indomptable, désaffectée de présence humaine) — de mettre en ébullition une société capitaliste, croyante, et conservatrice. En ce sens, mieux que de cracher dans la soupe de ces idées bouillies, arriérées, remâchées dont le monde moderne a maintenant assez soupé, il lui a servi, avec la pointe de désinvolture présente jusque dans son drame, la cruelle ironie du sort qui se venge toujours froid. Il lui a renvoyé à la figure l’image de sa propre médiocrité. Car comment expliquer cet étrange paradoxe ? L’Amérique catholique orthodoxe protestante, l’État nation aux cinquante-et-une étoiles se révèle incapable de reconnaître la figure du Christ à chaque fois que celle-ci fait son apparition météorique dans son espace public. Résultat, on s’entête éternellement à clouer au pilori et à humilier la mémoire de ceux dont on devrait admirer l’engagement, ne serait-ce que pour l’originalité de la trace qu’ils laissent derrière eux. Cette erreur de lecture là n’a jamais que deux mille ans et des poussières ! Poussières ou cendres qui — soit dit en passant — devraient nous inciter à relire plutôt deux fois qu’une le poète de la résurrection, qui lui non plus n’est manifestement pas prophète en son pays, Walt Whitman.

Ce que l’on est en mesure d’affirmer, en revanche, c’est que l’idée originelle de l’aventure de Chris Mc Candless est contenue quelque part dans l’œuvre de Jack London. Où ? Est-ce dans la description sublime du chaos impitoyable du « Wild » que l’auteur fait en incipit de Croc-Blanc ? Devin, messie, celui qui pourra identifier le passage où la conscience de Mc Candless s’est mise en branle, le moment exactement où son imagination s’est mise en marche et ses jambes n’ont eu qu’à la suivre pour prendre la route ; cette quête de vérité confine au sens symbolique que recouvre le Graal pour chacun de nous. Quoi qu’il en soit, comme le note Jon Krakauer dans son ouvrage Into the Wild, enquête aussi poignante que documentée qui engage à reconsidérer à nouveaux frais la mission du journalisme, on peut présager que la passion que nourrissait au fond de lui le jeune homme l’a conduit à prendre au pied de la lettre les récits d’un homme qui « n’avait passé qu’un seul hiver dans le Grand Nord et s’était donné la mort dans son domaine de Californie à l’âge de quarante ans, abruti d’alcool, obèse, pathétique ». Certains l’ont pensé si fort qu’ils ont osé l’écrire tout haut.

Jon Krakauer consacre en effet un chapitre du livre (« Alaska », p. 106-127) aux réactions émues ou indignées qui lui ont été adressées suite à la parution de l’article par le biais duquel il avait couvert l’événement, en 1993, dans le magazine The Outsider. Cette démarche correspond tout autant au devoir d’objectivité avec lequel il combine réflexion, récit et enquête journalistique qu’à l’expression de sa propre sidération à l’égard d’un phénomène a priori paradoxal : il s’est aperçu qu’un nombre important d’habitants d’Alaska lui avaient écrit pour jeter l’anathème sur la mésaventure sauvage de Mc Candless :

« L’ascétisme peu naturel de Mc Candless et sa pose pseudo-littéraire ne font qu’augmenter sa faute plutôt que la réduire, juge notamment l’un d’entre eux. Ses cartes postales, ses notes, son journal semblent l’œuvre d’un lycéen hors normes et quelque peu histrionique. Ou bien y a-t-il quelque chose qui m’échappe ? »

« Ou bien y a-t-il quelque chose qui m’échappe » ! Cette fois l’erreur de lecture commise par ce correspondant témoigne d’un dramatique paradoxe : plus on a dans sa boussole une idée fixe de l’endroit où l’on se situe, plus on sait ce que signifie le Nord, plus on dérive sur le plan psychologique à l’est de l’Ouest. Pour le dire autrement (plus simplement), il est impossible de rêver un territoire en étant ancré dans sa réalité physique, les pieds campés dans son sol. On ne peut pas rêver et être à la fois ! D’après ce corollaire, un habitant du Grand Nord ne peut pas rêver du Nord, encore moins l’idéaliser ou le fantasmer. Ainsi ce riverain de « The Last Frontier » (professeur de son état dans un petit village esquimau) se pose-t-il, lui, à travers le jugement qu’il expose, en contre-exemple de la figure de l’aventurier.

Or, il n’est pas exagéré, au contraire — il n’y a rien de plus de raisonnable que d’affirmer que la formulation de ce scrupule moral, ou doute intellectuel, contient et résume à lui seul l’œuvre de l’existence de Chris Mc Candless. Non sans une certaine ingéniosité, sa trajectoire échappe à toute forme d’entendement. On sent bien à travers ce témoignage que le marcheur solitaire est le caillou dans la chaussure de la logique rationnelle humaine, laquelle ne pourra jamais qu’entrevoir furtivement l’insensé, l’absurde, ainsi qu’apparaît et disparaît une étoile filante, mais jamais pénétrer plus avant dans sa dimension. De là sans doute le pensum d’Henry David Thoreau (repris par Krakauer), l’une des constellations littéraires qui guident Chris Mc Candless le pèlerin au fil de sa vie d’air pur et d’eau fraîche : « Aucun homme n’a jamais suivi son propre génie jusqu’au point où il l’égare ». Précisément parce que, comme ce dernier, quand l’individu traque son génie jusqu’au point où il en prend conscience — il l’égare.

Cela nous conduit directement au dernier acte de cette histoire, à l’ultime geste qui nous soit connu de Mc Candless vivant, vraiment magnifique : à vrai dire ce geste poignant et pénétrant sublime sans doute — sublime comme un point final au terme d’une phrase — une quête profonde à laquelle nous ne pouvons prendre part que de manière extérieure. Il s’agit de l’autoportrait qu’il prend juste un peu avant de mourir, alors qu’il se sait condamné à une fin inéluctable, comme nous le révèle la carte qu’il tient dans la main. « J’ai eu une vie heureuse et en remercie le Seigneur. Adieu, et que Dieu vous bénisse tous ! », peut-on y lire dans la langue de Shakespeare. Pleins de résolution, d’empathie pour lui-même et surtout de sagesse, ces quelques mots suffisent à traduire l’état d’esprit exceptionnellement pénétré à la fois de gravité et de légèreté — ce qui ne peut être, à ce moment-là, que l’état d’un être qui a accédé à un niveau de conscience supérieur de soi, au point de jonction métaphysique de l’expérience de la vie et de la mort.

« L’une de ses dernières actions fut de prendre une photo de lui. Il est près de l’autobus sous le grand ciel de l’Alaska. Dans une main, il tient son dernier billet, l’autre main est levée en signe d’adieu. Son visage est affreusement maigre, presque squelettique. S’il éprouva de la pitié pour sa personne au cours de ces heures difficiles — parce qu’il était jeune, parce qu’il était seul, parce que son corps l’avait trahi, parce que sa volonté l’avait abandonné —, cela n’apparaît pas sur la photo. Il sourit, et son regard ne trompe pas : il était en paix avec lui-même, serein comme un religieux allant vers Dieu ».

 

 

Mais l’assertion selon laquelle, d’après Balzac également, l’homme ne peut jamais être dans l’entendement de son propre génie ­— sous peine de le perdre, donc ­— ne concerne pas seulement l’activité intellectuelle ; tout aussi fragile et beaucoup moins pudique, mais bien plus illusoire encore, sans doute, le « bonheur » est une notion fugace, un sentiment éphémère qui se conjure à peine vient-il à celui qui l’éprouve le désir de l’extérioriser. Alors il s’envole, se ternit, s’efface comme dans un souffle la flamme d’une bougie — et ne reste que fumée de ce qui fut, miettes de l’ancienne gaieté — que s’empresse de balayer le gouffre venteux du néant. Or, ce qui est frappant chez Mc Candless (on le voit sur ce cliché, comme sur quasiment tous les autoportraits de chasse qu’il a pris) c’est la théâtralité de la mise en scène, avec une volonté assumée de capturer un sentiment d’extase, la joie ineffable du guerrier lorsqu’il réalise qu’en faisant main basse sur sa proie il triomphe provisoirement du « Wild » jacklondonien et repousse ainsi le sursis qui pèse sur son avenir. Ainsi, selon cette logique, l’extase et la joie sont proportionnelles à la taille de la proie capturée, comme on le voit sur ces deux autoportraits au cerf et aux ragondins.

 

 

 

 

 

 

Mais en même temps ces expressions théâtrales surjouent la joie, et par là trahissent l’authenticité de l’émotion première, primaire et même primitive que ressent le chasseur lorsqu’il abat sa proie. En outre, le geste conscient de vouloir figer cette joie déjà un peu rance par le biais de l’autoportrait la relègue davantage dans le passé. De nos jours, cette remarque peut d’autant mieux se vérifier que le « flux » des selfies est intarissable ; ce « mode » de « communication » numérique témoigne du pouvoir de l’image, il est à l’origine d’un véritable phénomène sociologique de mise en valeur de soi, de construction de l’identité, allant même jusqu’à modifier le rapport que nous avons à l’information, bien qu’il ne soit en réalité qu’un ersatz d’instantané, un mauvais simulacre de la réalité, vision déformée, grossièrement corrompue par la préméditation, incapable de saisir l’immédiateté d’une action, la spontanéité d’un geste, l’imprévisibilité d’une émotion, et qu’il se pose donc en mensonge assumé sur la vérité présente, que l’on singe en fixant droit dans l’œil de l’appareil. Certains témoignages démontrent d’ailleurs que Christopher Mc Candless avait déjà saisi toute l’ambivalence et l’ambiguïté complexe du rapport à soi et au monde que l’autoportrait photographique ou « selfie » permet d’établir, et que cela lui avait permis de prendre ses distances, tout au moins morales, avec cette pratique.

« Quand on est assez stupide pour enterrer un appareil photo, il ne faut pas espérer prendre beaucoup de clichés par la suite. C’est pourquoi cette histoire n’est pas illustrée pendant la période qui va du 10 mai 1991 au 7 janvier 1992. Mais cela n’a aucune importance. Le véritable sens réside dans les expériences, les souvenirs, la grande joie triomphante de vivre pleinement ».

« La grande joie triomphante de vivre pleinement ». On peut dire que durant la quête poétique qu’il mena entre le 12 mai 1990, date à laquelle Mc Candless rompt avec ses attaches scolaires, sociales et familiales pour partir à l’aventure, et le 18 août 1992, jour de son décès, Mc Candless fit plusieurs fois l’expérience du génie de l’existence, source de plénitude pour lui-même, d’extase intime, sentiments si prégnants, émotions si fortes qu’il s’est essayé à les capter sur le vif avec les moyens dont il disposait — un appareil photo. Contre toute attente, il ne s’agit pas de moments de contemplation montrant l’univers dans sa grandeur nature, tel qu’il s’impose pourtant à l’homme dans toute sa puissance en Alaska ou dans le désert de Californie, mais de scènes de chasse, d’une cruauté bestiale, mais simple, directe et on aurait presque envie de dire « honnête ». On sait que de tout temps, que ce soit pour les peuples animistes, les tribus indigènes qui ont vécu sur le continent américain ou pour les civilisations indo-européennes ayant pratiqué les rites sacrificatoires, la mise à mort de l’animal représentait un acte particulièrement intense qui a une signification cosmique, car elle met l’homme en relation avec le divin. Il est impossible de douter que Chris Mc Candless ait vécu de telles émotions, indicibles, en se confrontant à la règle élémentaire et primordiale de l’existence dans le Wild, le combat pour la survie. En lecteur de Construire un feu, la nouvelle de Jack London, Mc Candless le savait et il avait donc à l’esprit le sens symbolique de cette lutte, chaque gibier abattu devenant en quelque sorte l’aliment d’une démarche philosophique qui nourrissait sa quête métaphysique. Telle est la raison pour laquelle c’est au travers de la chasse et du lien cosmique entre les éléments (lui, le pion insignifiant au milieu de la nature immense) dont cette activité lui permettait de faire l’expérience, que celui-ci a développé l’art de l’autoportrait photographique « dans l’instant », mondialement connu aujourd’hui sous le nom de « selfie ».

 

À rebours, du phénomène que nous connaissons aujourd’hui — des autoportraits qui figent une information creuse, vidée de son sens premier et ne fabriquent donc que du selfish, self-hand made, tel un buste que l’artiste chercherait à retoucher avant même de l’avoir sculpté — le selfie, chez Mc Candless, était ouvertement pratiqué comme un moyen d’illustrer faute de mieux, de manière impuissante, pourrait-on dire, une expérience hypersignifiante. C’est d’ailleurs par la grâce de ce mécanisme que le selfie participait de sa construction personnelle en véritable self-made man. En lieu et place d’une bataille erratique, infinie et stérile de l’image pour l’image, telle que nous la connaissons aujourd’hui, sa quête se déroulait dans les sphères de l’intellect, de la philosophie et de la poétique, autrement dit dans le domaine de l’intangible, de l’invisible, mais pas tout à fait de l’indicible. À cet égard, il est d’ailleurs significatif d’observer avec Krakauer que lorsque « son appareil fut devenu inutilisable, et qu’il cessa de prendre des photos, Mc Candless cessa également de tenir son journal ».

Justement, dans une lettre édifiante écrite depuis Carthage, où il travaille dans une exploitation agricole sous la direction de Wayne Westerberg, l’un des personnages marquants de son aventure, ce dernier tente de convaincre l’un de ses compagnons d’itinérance, Ron Franz, un homme veuf de 81 ans, de se convertir à l’esprit d’aventure. Le document que retranscrit Krakauer dans son livre figure sans doute comme la profession de foi de Mc Candless. Tout sauf une parole d’évangile : pour Alex, la morale est dans l’action, chacun doit donc se lancer dans sa propre aventure selon ses moyens, en se fixant ses propres objectifs, question à la fois d’hygiène et d’éthique personnelle — la seule attitude blâmable étant pour lui, comme il l’explique à Franz, le renoncement à ses rêves qui conduit à l’inaction.

« Je ne vais pas rester très longtemps dans le Dakota du Sud. […] Mon âme est tournée tout entière vers mon odyssée en Alaska et j’espère me mettre en route avant le 15 avril. Cela veut dire que je vais partir bientôt. […]

Ron, j’ai vraiment apprécié l’aide que tu m’as apportée et le temps que nous avons passé ensemble. […] J’aimerais te redonner ce conseil encore une fois : je pense que tu devrais changer radicalement ton style de vie et te mettre à faire courageusement des choses que tu n’aurais jamais pensé faire, ou que tu as trop hésité à essayer. Il y a tant de gens qui ne sont pas heureux et qui, pourtant, ne prendront pas l’initiative de changer leur situation parce qu’ils sont conditionnés à vivre dans la sécurité, le conformisme et le conservatisme, toutes choses qui semblent apporter la paix de l’esprit, mais rien n’est plus nuisible à l’esprit aventureux d’un homme qu’un avenir assuré. Le noyau central de l’esprit vivant d’un homme, c’est sa passion pour l’aventure. La joie de vivre vient de nos expériences nouvelles et donc il n’y a pas de plus grande joie qu’un horizon éternellement changeant, qu’un soleil chaque jour nouveau et différent. […] Une fois que tu seras habitué à une telle vie, tu verras sa signification et son incroyable beauté. En bref, Ron, quitte Salton City et prends la route. […] Déplace-toi, sois un nomade, que chaque jour t’offre un nouvel horizon. […] À mon avis, tu n’as pas besoin de moi ou de quiconque pour introduire cette nouvelle lumière dans ta vie. […] Tu es la seule personne que tu doives combattre, avec ta réticence butée à t’engager dans une vie nouvelle. […] Tu commenceras à découvrir quelques-unes des grandes choses que Dieu a faites ici, dans l’Ouest américain. Tu verras des choses, tu rencontreras des gens ; on peut en apprendre beaucoup. Et il faut le faire de façon économique. Pas de motel, faire sa propre cuisine, et d’une manière générale dépenser aussi peu que possible ; cela te plaira bien plus. J’espère que la prochaine fois que je te verrai tu seras un homme nouveau disposant d’une vaste provision d’aventures et d’expériences. N’hésite pas. Ne te donne aucune excuse. Fais-le. Fais-le tout simplement. Tu en seras très, très content. »

Utiliser l’aventure comme viatique d’une construction personnelle, au point d’y avoir sacrifié sa vie familiale, sa vie tout court, cela témoigne d’une ambition tout au moins égocentrique, sinon littéralement narcissique, au sens premier du mythe. Dans cette lettre, Mc Candless envisage le monde comme un terrain d’aventures dont le seul but est la construction indépendante de soi et l’évolution personnelle, l’expérience intérieure, une recherche de transcendance qui sert à édifier l’estime de soi. Ainsi voyons-nous apparaître, ou réapparaître, comme s’il s’agissait d’une résurgence du passé, le profil d’un jeune homme en avance sur son temps, un précurseur technique et technologique à travers l’art de l’autoportrait, une intelligence pionnière sur l’échiquier du réel, raison pour laquelle le territoire qu’il explore est mental. Il annonce les mutations psychologiques déjà en cours que les révolutions technologiques avec le progrès informatique et numérique vont entériner une dizaine d’années plus tard, lors du lancement du réseau Internet sur les premiers ordinateurs de bureau. En démultipliant tout à la fois les capacités d’être, de savoir et donc de se percevoir dans l’espace, ces inventions ont démocratisé le rêve que fonda Mc Candless, à savoir devenir à tout prix l’acteur de sa propre vie, aller en avant de soi-même en ayant la possibilité de se confronter au reste du monde, notamment en le défiant, afin d’atteindre la joie narcissique de se sentir exister pour soi-même, envers et malgré tout, avec ou sans l’assentiment général, au péril même de sa propre vie. Symbole des bouleversements sociaux et historiques de son époque, de la crise des valeurs dans laquelle est empêtré l’Occident, son entreprise, tout comme son passage très bref sur Terre, témoignent de l’évolution de la métaphore moderne du monde, abandonnant peu à peu le modèle du « village planétaire » pensé par Marshall Mc Luhan pour muter vers le concept du parc d’attractions global. Vagabond assoiffé d’expériences, sans cesse en quête d’aventures et d’action, Christopher Mc Candless correspond tout à fait, à cet égard, au désir de divertissement perpétuel, de loisir, de voyage, de communication, d’extraversion — ce qui paradoxalement accentue le besoin de construction de soi — observable chez les individus âgés aujourd’hui du même âge que celui auquel la mort a cristallisé sa jeunesse.

 

L’homme à l’image de Mc Candless figure une espèce d’hybride mythologique à deux têtes, mi-Narcisse mi-Icare, deux héros inéluctablement condamnés à périr de leur audace. Ainsi Mc Candless, lui aussi, est allé si loin dans l’exploration de son génie — le goût pour la transcendance, l’instinct primal de la vie — qu’il l’a perdu. Ces faits sont-ils suffisants pour tirer une « morale-moralisatrice », autrement dit psychologisante, de l’histoire ? Non ! Dans la pensée de Thoreau, c’est le fait de se laisser déposséder de son génie qui revêt une connotation négative, pas de s’y accrocher au point de l’emporter avec soi dans sa chute. On assumera donc de se poser sérieusement la question suivante : que peut-on souhaiter trouver de mieux au terme d’une aventure que la mort ? Et si c’était cela l’accomplissement ? Qu’y a-t-il en effet de plus total, de plus absolu, de plus énigmatique, de plus universel que la mort ? Notons par exemple que tous les grands génies de Balzac ­— tous des figures inspirées de lui-même — meurent à la fin des romans, victimes de la tyrannie de leur volonté exubérante, pris au piège d’une logique impossible à enrayer qui a fait la renommée de son « réalisme ». La fiction a d’ailleurs rattrapé la réalité lorsque l’auteur de La Comédie humaine a connu le même sort, précocement, à l’âge de 51 ans, usé par une vie de labeur littéraire, d’édification sans relâche de son œuvre. Finalement, on se surprend à noter que son dernier autoportrait avec le billet d’adieu, lequel participe activement aujourd’hui de la construction de sa légende, illustre magistralement cette idée. Du point de vue de l’essence, de la phénoménologie de l’existence, la mort est une apothéose. Quelle que soit l’aventure dans laquelle on est engagé, c’est l’indice de référence suprême : c’est toujours le summum de ce que l’on peut espérer vivre. Et lorsqu’on connaît une agonie telle que l’empoisonnement dont a été victime Mc Candless, on peut véritablement parler de vivre sa mort, au sens littéral du terme. Il ne se rencontre rien de plus cruel, c’est certain, mais rien non plus de plus immense, ce que ne manque pas de spécifier Krakauer en évoquant sa présence « sous le grand ciel d’Alaska » et la nature environnante, immense, indifférente, inexpugnable, inébranlable, imbattable. Alors, bien que l’argument qui prétend que quand on aime une chose — en l’occurrence la « vie », vaste notion — l’instinct c’est de la conserver, soit parfaitement raisonnable, on comprendra néanmoins que de toute évidence ce calcul ne pouvait pas entrer en ligne de compte, et qu’il n’entrera jamais en ligne de compte dès lors que l’engagement vital que prend un individu rejoint une quête transcendantale, la poursuite d’un idéal, que ce soit à travers l’aventure ou la littérature — activités dont on peut dire, un personnage comme Mc Candless aura permis de le démontrer, qu’elles sont les deux pendants opposés et complémentaires du même combat. Le yin et le yang du dessein spirituel à la base de la connaissance humaine.

 

Indéniablement, l’odyssée de Mc Candless s’inscrit elle-même dans un phénomène à la fois sociétal, historique, psychologique et géographique : la rencontre d’un homme avec son époque. Au travers de son parcours, c’est au-devant de cela qu’il s’est projeté, pas moins, et c’est au pied de cela qu’il a — nous ne dirons plus échoué — mais réussi (question de positionnement) : le mur du temps. « Chaque société invente les territoires qu’elle convoite et célèbre naïvement ses compatriotes audacieux qui partent les conquérir. […] Nos rêves, conclut Sébastien Jallade dans son manifeste philosophique L’Appel de la route, appartiennent à ces hommes doués d’un sens inné de la formule, voyageurs avisés et généreux, partagés entre sens commercial et intuition poétique ». Chris Mc Candless était l’un de ces êtres passionnés et radicaux — ceux que l’on appelle les « idéalistes » — qui ne possèdent qu’une « intuition poétique » et rejettent par définition tout « sens commercial ». Cette caractéristique les rend souvent difficiles à suivre, leur raison d’agir impénétrable, comme le sont du reste les voies du Seigneur. Ainsi, devant l’impression de superficialité, d’hypocrisie, de mensonge, de vulgarité, de violence que dégage parfois le monde contemporain (pollué, hyperactif, injuste, en guerre) — notamment à travers les réseaux sociaux — il est bon de se « reconnecter » aujourd’hui dans le livre de Jon Krakauer à la science de celui qui se faisait nommer Chris Alex Supertramp Mc Candless, un précurseur dans l’art moderne de l’autoportrait, le premier adepte attesté du selfie.

4 Replies to “À l’inventeur du selfie, Chris Alex « Supertramp » Mc Candless”

  1. Julien Bitz vient de publier un remarquable article consacré à Chris Mc Candless. On sait que la destinée tragique de ce jeune homme a été portée à l’écran avec un certain succès par Sean Penn d’après le livre du journaliste, écrivain et aventurier Jon Krakauer. On notera que si le texte de ce dernier guide fréquemment les propos du critique, l’œuvre du réalisateur-acteur n’est jamais évoquée, indice de l’importance accordée par le jeune critique à l’écrit comme moyen d’approcher les sujets essentiels. Et de sujets essentiels il est largement question dans l’article de Julien Bitz. Il est question de la modernité et du vide de notre époque, de l’expérience de la vie, de celle de la mort, et peut-être aussi, et surtout, du rôle majeur de l’écriture et de l’aventure dans la connaissance de ces sujets. Jon Krakauer plutôt que Sean Penn, donc.

    Que le parcours tragique de Chris Mc Candless constitue une critique acerbe de la société consumériste américaine en lui renvoyant « l’image de sa propre médiocrité » est une évidence que Julien Bitz a raison de rappeler, en évoquant justement, en passant, les figures titulaires de Thoreau et Whitman. Le propos devient plus original – et polémique – quand, en parlant de ce parcours, il le compare à celui du Christ : « l’Amérique (…) se révèle incapable de reconnaître la figure du Christ à chaque fois que celle-ci fait son apparition météorique dans son espace public ». On aurait aimé ici que cette idée soit davantage explorée car elle permet de mieux évaluer « l’originalité de la trace » que Mc Candless laisse derrière lui. Comme le Nazaréen, l’Américain a en horreur les marchands du Temple, les forces de l’argent et les sanhédrins de tout poil, autant d’aversions qui le conduiront également à la mort. Mais il est intéressant de noter que la pertinence de la comparaison s’estompe si l’on considère ce qu’il advient, dans le temps, de la révolte des deux insoumis, réfractaires aux mœurs de leur époque. Le premier sera rapidement accompagné de disciples, de « followers » pour filer la métaphore numérique qui structure l’article de Julien Bitz. Son enseignement fera école et se déploiera dans le monde. On connaît la suite. L’aventure de Mc Candless, quant à elle, est conçue comme « viatique d’une construction personnelle », une expérience intérieure qui témoigne « d’une ambition tout au moins égocentrique, sinon littéralement narcissique ». Il y a, à ce jour, peu de disciples du messie de l’Alaska. Que nous enseigne sa démarche vagabonde ? Quel sens donné à son chemin de croix ? A ces questions Julien Bitz apporte des éléments de réponse aussi stimulants que dérangeants.

    Pour Mc Candless il s’agit avant tout de connaître « la grande joie triomphante de vivre pleinement », de faire « l’expérience du génie de l’existence ». Pour cela, il faut se déplacer, être un nomade, faire courageusement des choses que l’on aurait jamais pensé faire, comme il le recommande à ce vieil homme, Ron Frank. Pour Mc Candless, « la morale est dans l’action » et la marche – solitaire, évidemment – devient le moyen parfait de parvenir à l’expérience de cette vie pleinement vécue. « Le marcheur solitaire est le caillou dans la chaussure de la logique rationnelle humaine ». Julien Bitz met en doute la capacité de la raison à comprendre ce qui fait l’essence même de l’existence. On entrevoit là une idée fondamentale chez le jeune critique. Si la trajectoire de Chris Mc Candless échappe « à toute forme d’entendement » il va essayer cependant de saisir certains moments de vie pleinement vécue, des fragments d’une « expérience hypersignifiante », ceci à travers l’autoportrait photographique. La lecture que propose Julien Bitz de l’usage du selfie par Mc Candless mérite toute notre attention. Elle n’est pas un simple anachronisme surprenant et amusant dont l’intention serait de capter l’attention du lecteur, telle une formule à l’emporte-pièce dont les médias et les réseaux sociaux raffolent tant et que le titre de son article évoque assurément : « A l’inventeur du selfie, Chris Alex ‘Supertramp’ Mc Candless » Elle lui permet, en réalité, de conduire une analyse très fine de l’identité duelle du jeune américain.

    Par son usage de l’autoportrait, Mc Candless est décrit comme « un précurseur technique et technologique » qui annonce les mutations psychologiques que le progrès informatique et numérique va bientôt entériner en démocratisant le rêve pour chacun de « devenir l’acteur de sa propre vie » et de connaître « la joie narcissique de se sentir exister pour soi-même ». Mais il est incontestable qu’en faisant les différents autoportraits qui accompagnent et témoignent de son aventure, Mc Candless a souhaité parler au monde, notamment à travers l’ultime photographie qu’il prend de lui juste avant de mourir, saluant en signe d’adieu, un bref texte à la main. Les mots sont ici associés à l’image. Julien Bitz note à propos de ce geste qu’il est « poignant et pénétrant, sublime sans doute », qu’il traduit « l’état d’un être qui a accédé à un niveau de conscience supérieur de soi, au point de jonction métaphysique de la vie et de la mort ». Force est de constater que nous sommes très loin ici de l’usage moderne du selfie ou du twitt, qui témoigne rarement qu’un niveau de conscience supérieur a été atteint. Julien Bitz met à jour deux aspects antagonistes de la personnalité de Mc Candless qui, « sous ses airs de gamin et sa chair de mortel » était un jeune homme comme les autres (un peu « à l’ouest » diront les mauvaises langues vieillissantes), c’est-à-dire un jeune homme désireux de « divertissement perpétuel, de loisir, de voyage, de communication, d’extraversion » et, en même temps, un être qui « est allé si loin dans l’exploration de son génie – le goût pour la transcendance, l’instinct primal de la vie – qu’il l’a perdu ». Ce que Mc Candless a perdu est double : son génie et sa vie.

    Le texte de Julien Bitz peut être dérangeant. Non pas parce que l’évocation de la mort s’y trouve partout – le lecteur connaît la fin tragique de Mc Candless (théâtralisée à l’envi dans le film de Sean Penn) – mais parce que le jeune critique, en s’acheminant vers une conclusion écrit : « on assumera donc de se poser sérieusement la question suivante : que peut-on souhaiter trouver de mieux au terme d’une aventure que la mort ? » Il voit en elle « un indice de référence suprême », « le summum de ce que l’on peut espérer vivre », un « accomplissement », « une apothéose ». Est-ce à dire que « la grande joie triomphante de vivre pleinement » – qu’à force d’efforts, d’audace et d’ascèse Mc Candless parvient à connaître – est entière et authentique parce qu’elle est sanctionnée par la mort ? Et si Mc Candless avait survécu à son empoisonnement (une « erreur de lecture » fatale), est-ce que son génie de l’existence aurait été moindre ? Est-ce que cette connaissance acquise dans l’exploration de « l’instinct primal de la vie » aurait été moins parfaite, moins achevée ?

    La motivation première de l’article de Julien Bitz n’est peut-être pas de répondre à ces questions. Ce beau texte célèbre, en définitive, le rôle supérieur de l’écriture et de l’aventure dans la connaissance de ce qui constitue l’essence de la vie. Son originalité est d’associer – à travers le parcours du jeune américain – ces deux activités « dont on peut dire, un personnage comme Mc Candless aura permis de le démontrer, qu’elles sont les deux pendants opposés et complémentaires du même combat. Le yin et le yang du dessein spirituel à la base de la connaissance humaine ». Elles permettent d’accéder à cette « intuition poétique » qui conduit à un niveau de conscience de soi que la raison ne permet pas d’appréhender. Le savoir qu’elle apporte est d’un autre ordre.

    Le texte de Julien Bitz salue à la fois « la science » si difficilement acquise par Mc Candless et la perspicacité avec laquelle Jon Krakauer a su rendre compte de ce processus d’acquisition et, n’en déplaise à son jeune auteur, son grand intérêt ne nous semble pas être le fruit d’une erreur de lecture !

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